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Le Recueil Factice
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Bibliothèque de Langenfeld (Allemagne)

Éclairage et modularité : deux questions liées

Nicolas Beudon
Dans ce billet, je vais aborder deux questions qui peuvent sembler a priori déconnectées : 1) l'éclairage dans les bibliothèques publiques, 2) la question de la modularité dans les espaces. Depuis un moment, l'idée d'aborder ces deux sujets me trottait dans la tête. J'avais deux articles à moitié rédigés en réserve qui attendaient d'être finalisés. Et puis, en y repensant, je me suis rendu compte qu'ils étaient liés et qu'ils pouvaient être abordés de front dans un billet fleuve comme vous les aimez ! Voyons cela ensemble.

« Une lumière spéciale »

Dans un projet de réaménagement récent, j’animais un focus group avec des enseignants. Une prof de collège avait au préalable discuté avec ses élèves et elle avait pris en note plusieurs demandes concernant les futurs espaces.

J’avais été frappé par la phrase suivante qu’elle avait rapportée : « ce serait bien qu’il y ait une lumière spéciale ». L’enseignante, elle-même interpellée, avait répété une deuxième fois cette expression en séparant bien les syllabes : une lumière spéciale… « Je ne sais pas ce que ça veut dire » avait-elle ajouté en haussant les épaules.

Contrairement à cette enseignante, cette suggestion formulée avec des mots d’enfant m’avait parlé : dans cette bibliothèque comme dans bien d’autres, le traitement de la lumière n’était pas satisfaisant.

Si l’on examine ce qui se fait au-delà de la France, on peut constater que la façon d’éclairer les bibliothèques est parfois très différente. Je pense notamment aux Pays-Bas et aux pays scandinaves. Dans beaucoup d’établissements du nord de l’Europe, si on lève les yeux au plafond, on peut distinguer, sur un fond qui est parfois coloré en noir, une profusion de rails et de spots directionnels que l’on trouve plus couramment dans les lieux commerciaux. Autre point remarquable : la variabilité. Alors que certaines zones sont éclairées de façon lumineuse, d’autres sont plus tamisées, d’autres enfin reçoivent des apports de lumière ciblés.

Cette approche scénographique est très différente de la philosophie adoptée généralement chez nous. Dans les rares documents qui évoquent l’éclairage en bibliothèque, on trouve principalement des recommandations en lux (l’unité de mesure de l’éclairement) corrélée avec des normes de confort et d’ergonomie.

Dans une bibliothèque publique, l’éclairage remplit évidemment des fonctions de base comme illuminer le lieu afin de permettre de se déplacer ou assurer un confort suffisant pour la lecture. Mais si l’on s’arrête à ces deux dimensions uniquement, on réduit la bibliothèque à un lieu de passage quelconque ou bien à un endroit uniquement utilisé pour lire sur place. Mais ce n’est évidemment pas le cas.

Si l’on considère les bibliothèques comme des équipements multifonctions où l’on peut venir pour travailler et lire mais aussi pour être inspiré, pour retrouver des amis, pour participer à des activités ou simplement pour flâner, il faut aussi créer des ambiances différentes. La lumière est l’un des éléments qui y contribuent.

La bibliothèque Tøyen d’Oslo dispose d’une ambiance lumineuse dynamique, réalisée avec des moyens très simples (des dalles de faux plafond noires, des spots directionnels sur rail, des suspensions au dessus des places de travail, un lampadaire farfelu pour l’ambiance). Aménagement intérieur : Includi. Photo : CC By-SA Charlotte Henard. 

Les strates d’éclairage

Alors, comment créer une « lumière spéciale » en bibliothèque ?

Le Recueil factice est un blog qui s’adresse avant tout aux bibliothécaires. Il n’est pas question de vous transformer en architectes, en designers ou en électriciens. Pour répondre, je vais donc me contenter de vulgariser un concept certes technique mais néanmoins facile d’accès et intéressant à connaitre si vous travaillez sur des projets d’aménagement : les strates d’éclairage (ou « layers of lighting » en anglais).

Je donne la traduction anglaise car il s’agit d’un concept aujourd’hui très répandu mais qui a été documenté initialement par Mark Karlen et James R. Benya dans leur ouvrage de 2004 Lighting Design Basics.

Les deux auteurs expliquent qu’historiquement l’éclairage a été considéré comme un simple enjeu d’ingénierie, au même titre que la plomberie par exemple. Cette approche a abouti à  un modèle d’éclairage répandu avec un seul type de luminaire implanté en grille régulière produisant un éclairage homogène avec un minimum d’ombres. On retrouve encore aujourd’hui ce principe dans de nombreux lieux : bureaux, salles de classe… ou bibliothèques. Utiliser un seul type d’éclairage est une solution « peu coûteuse, facile à mettre en œuvre et à gérer, mais elle est dépourvue du style et de la théâtralité apportés par un éclairage en plusieurs strates. » (M. Karlen, R. Benya, Lighting Design Basics, Wiley, 2004, p. 58)

Les strates que Benya et Karlen proposent de distinguer correspondent à différentes fonctions. Dans la dernière édition de leur livre, ils énumèrent les 5 strates suivantes.

  • L’éclairage général. C’est l’éclairage de base qui illumine une zone, qui définit l’atmosphère d’un lieu et qui permet d’y voir clair. Il peut provenir de plafonniers ou de lustres par exemple. Plus le contraste entre cette strate et les autres sera forte et plus l’ambiance sera perçue comme théâtrale. Inversement plus les niveaux de luminosité seront homogènes et plus l’espace sera perçu comme neutre.
  • L’éclairage de tache. Il s’agit de l’éclairage destiné à des activités spécifiques comme la lecture ou le travail sur écran. L’éclairage intégré aux rayonnages pour faciliter leur exploration entre aussi dans cette rubrique. Lorsque l’éclairage de tâche prend la forme de lampes de bureau ou de lampadaires, c’est une bonne idée de laisser la possibilité au public de les allumer et de les régler lui-même en fonction de ses préférences.
  • L’éclairage d’accent. Cette strate vise à mettre en valeur des éléments tels que des œuvres d’art, des bibelots ou des détails architecturaux. Cette fonction est souvent remplie par des projecteurs ou des spots directionnels. En bibliothèque, l’éclairage d’accent est un élément clé du merchandising car il a pour but de capter l’attention. Il permet notamment de mettre en valeur des documents installés sur des présentoirs. Il remplit également une fonction d’orientation, par exemple en faisant ressortir une surface verticale correspondant à un cheminement ou à une issue.
  • L’éclairage décoratif. Il a pour principale vocation de renforcer ou de décliner un thème. Par exemple, une lampe de banquier en laiton va évoquer un univers studieux et bourgeois, tandis qu’un lampadaire avec un abat-jour désuet va évoquer un univers « comme à la maison ». J’aime beaucoup l’idée mise en place à la bibliothèque de Langenfeld en Allemagne où les habitants ont été invités à offrir des lampes inutilisées qui ont ensuite été regroupées dans une installation (image en tête de ce billet). Cette fois, le message est plutôt : « vous êtes chez vous« 
  • L’éclairage naturel. Cette strate est un peu différente des autres puisqu’elle correspond à un type de lumière plutôt qu’à une fonction. Le recours à la lumière naturelle peut s’inscrire dans une démarche écologique mais pas seulement. On sait que la lumière du jour et les ouvertures sur l’extérieur ont un effet positif sur le bien-être et qu’elles exercent une forte attraction sur le public. Inversement, le soleil a un effet délétère sur les livres (décoloration, dessèchement des colles). L’éclairage naturel est donc à réserver en priorité aux zones de circulation, d’assise, de lecture et de sociabilité.

S’il manque un je ne sais quoi dans votre bibliothèque, si tout semble plat et sans saveur malgré vos efforts de déco, c’est peut-être parce vous n’investissez pas ces différentes strates d’éclairage.

Si vous travaillez sur un projet de nouvelle bibliothèque ou si vous réalisez des travaux,  évoquez cette notion avec votre architecte et parlez avec lui des fonctions et des ambiances attendues dans chaque zone. Des entreprises spécialisées peuvent également réaliser des études d’éclairage et vous faire des propositions d’implantation et de produits, comme le ferait un fournisseur de mobilier classique.

Un exemple d’éclairage d’accent dans un environnement commercial, le rapport de luminance avec  l’éclairage général créé un effet très théâtral (Photo : Clark style mercantile. Source)

Éclairer un lieu de vie : « une tapisserie de lumière et de pénombre »

Adopter une stratégie d’éclairage en strates implique de penser précisément l’implantation des luminaires en fonction des ambiances, des activités et des fonctions attendues. Cela nécessite de penser conjointement l’implantation des luminaires et du mobilier et donc de figer une disposition qui va être la plus optimale.

C’est sans doute pour cette raison que cette stratégie est rarement employée dans les bibliothèques françaises. En effet, les bibliothécaires ont un triple mot d’ordre récurrent lorsqu’il s’agit d’espaces : modularité, flexibilité, évolutivité. Or, si un lieu est modulable, l’éclairage ne peut pas être corrélé avec l’agencement et il doit forcément être neutre pour pouvoir s’adapter à toutes les configurations.

C’est très bien illustré dans ce passage extrait de l’un des derniers ouvrages de référence en français consacré à l’aménagement des bibliothèques publiques (ouvrage qui commence maintenant à sérieusement dater) :

Le désir de faire coïncider la répartition des plafonniers et celle des épis, ou incorporer des luminaires à ces épis, risque de figer l’implantation des rayonnages, tributaires de l’arrivée des gaines ; et surtout l’implantation retenue risque de mal s’adapter à une augmentation ultérieure du nombre des rayonnages ou à toute autre modification de la salle. (J. Gascuel, Un Espace pour le livre, Éditions du cercle de la librairie, 1993, p. 168)

Les arguments que J. Gascuel fournissait il y a plus de 30 ans en faveur d’un éclairage homogène et d’espaces évolutifs me semblent questionnables aujourd’hui à plus d’un titre.

D’abord, si on se limite aux rayonnages, une collection ne peut plus être considérée comme une jungle incontrôlée pouvant croître indéfiniment et à laquelle tout l’espace disponible devrait être subordonné. Il faut plutôt l’envisager comme une forêt soigneusement entretenue et régulièrement désherbée. A ce titre, il n’y a pas de raisons pour qu’elle déborde le périmètre qui lui a été assigné.

Mais surtout, les bibliothécaires de 2024 ont désormais d’autres préoccupations en plus de la gestion des collections, comme favoriser la sociabilité, offrir du confort, proposer une variété d’activités… En bref : créer des lieux de vie. Or, comme l’observait déjà le génial architecte Christopher Alexander dans les années 70, l’éclairage homogène est le contraire de la vie :

Dans un bâtiment éclairé de façon homogène, il est rare de trouver des « lieux » qui fournissent un cadre vraiment adapté aux activités humaines […] Les gens sont pas nature héliotropes : ils vont vers la lumière, et lorsqu’ils sont statiques, ils se tournent vers elle. Les endroits les plus appréciés et les plus utilisés dans un bâtiment, où la plupart des choses intéressantes se passent, sont les assises accolées aux fenêtres, les vérandas, les coins de cheminée, les tonnelles… Tous ces lieux se caractérisent par des éclairages variables et par la possibilité de s’orienter aisément vers la lumière. (C. Alexander et al., A Pattern Language, Oxford University Press, 1977, p. 645)

Pour Alexander, les éclairages homogènes sont même sociofuges, pour reprendre un terme que j’avais déjà employé ici. Autrement dit, ils entravent la formation de liens humains :

Lorsque la lumière est parfaitement uniforme, la fonction sociale de l’espace est totalement détruite et il devient difficile pour les gens de former naturellement des groupes. En effet, si des individus se trouvent dans une zone éclairée uniformément, il n’y a pas de gradients lumineux correspondant aux frontière du groupe, donc sa définition, sa cohésion et son existence même sont affaiblies. Au contraire, si un groupe est à l’intérieur d’un bassin de lumière dont la dimension et les limites correspondent aux siennes, cela renforce sa définition, sa cohésion et même son existence au sens phénoménologique (ibid., p. 1160)

Bref, un lieu de vie doit être, comme le dit Alexander à l’aide d’une formule frappante, « une tapisserie de lumière et de pénombre » :

Puisque nous avons de bonnes raisons de croire que les gens ont besoin d’une grande variété d’environnements […], puisqu’un environnement est composé de « lieux » qui sont définis par la lumière, et puisque les endroits lumineux à leur tour ne peuvent être définis que par opposition avec les endroits plus sombres, cela implique que l’intérieur des bâtiments, où les gens passent le plus de temps, doit obligatoirement contenir des alternances de clarté et d’obscurité. Un bâtiment est une tapisserie de lumière et de pénombre (ibid., p. 645).

Si l’on revient au sujet des bibliothèques en gardant les constats d’Alexander en tête, on peut conclure qu’il n’est pas possible d’en faire des lieux de vie si l’on reste arc-bouté sur l’idée que les espaces doivent être à tout prix modulables et donc éclairés de façon neutre et homogène.

Lieu modulable VS lieu d’expérience

L’ouvrage de J. Gascuel que je citais plus haut date des années 90. L’injonction à la modularité n’est donc pas nouvelle. C’est cependant dans la décennie 2010 que les bibliothécaires français ont commencé à être véritablement obsédés par cette idée.

Cette lubie est probablement issue du traumatisme lié à la création de nombreuses bibliothèques dans les années 90-2000, parfois de conception médiocre – il faut malheureusement l’avouer – ou dont l’agencement s’est révélé obsolète avec l’arrivée d’Internet, du nomadisme numérique et des ressources en ligne.

Dans la plupart des projets actuels, les bibliothécaires nourrissent plus ou moins ouvertement cette pensée défaitiste : « le lieu sera probablement mal conçu, ou bien il sera vite dépassé, alors imposons au moins qu’il soit évolutif pour ne pas être piégés. » Un tel postulat ne peut aboutir qu’à des espaces sans partis pris et sans identité.

Le besoin prioritaire d’un grand nombre de bibliothèques françaises, du point de vue des espaces, n’est pas d’être plus modulable. Au contraire : beaucoup d’endroits manquent d’attractivité précisément parce qu’ils ont été conçus comme des lieux interchangeables, sans partis-pris forts d’aménagement.

Si l’homogénéité lumineuse est aux antipodes de la vie et de la sociabilité, la modularité est quant à elle l’adversaire du style. Plus un lieu a de caractère, moins il est modulable, et inversement, plus il est modulable, moins il a de caractère. On peut représenter ce principe sous la forme d’un axe comportant deux extrémités : d’un côté, on trouve le modèle de l’entrepôt, modulable, purement fonctionnel et dénué d’identité. A l’autre extrémité, on trouve le diorama, le décor, la scène de théâtre, des espaces figés à l’avance pour produire les expériences les plus riches possibles.

Proposer des expérience est devenu un enjeu pour tous les lieux physiques à l’heure où l’information est disponible partout aisément. L’un des atouts irréductibles d’une bibliothèque est de pouvoir proposer des espaces physiques qui valent le déplacement. L’architecte d’intérieur néerlandais Aat Vos formule cette idée en reprenant la terminologie des essayistes américains Joseph Pine et James Gilmore qui ont forgé le concept d’économie de l’expérience : 

Les bibliothèques doivent devenir des lieux d’expérience où l’on passe du bon temps (« time well spent »), plutôt que des lieux de services qui font simplement gagner du temps (« time well saved »). (source : LinkedIn)

Les réalisations d’Aat Vos (comme la bibliothèque Tøyen mentionnée au début de ce billet) sont remarquables mais elles sont peu modulables. Au contraire même, il y a beaucoup d’éléments rigides : agencements sur mesure, micro-architectures, zonage des revêtements de sols, espaces thématisés, éclairages d’accent… C’est inévitable : il n’est pas possible de créer un lieu d’expérience mémorable sans mobiliser des outils qui relèvent de la scénographie.

Cela implique que la flexibilité est désormais une « recette obsolète » comme l’observent Elena Orte et Guillermo Sevillano, les architectes de la bibliothèque Gabriel García Márquez de Barcelone :

L’intensité des expériences et des atmosphères [que les bibliothèques] doivent désormais offrir nécessite une temporalité et des moyens qui les rapprochent du théâtre ou des centres commerciaux […], des modèles qui n’ont rien à avoir avec l’ancienne notion de flexibilité. Dans un endroit flexible, où toutes les situations sont possibles, aucune ne se réalise jamais réellement. (G. Sevillano, E. Orte, « Nuevos ecosistemas en la biblioteca del siglo XXI. Investigación y propuestas para la futura Biblioteca Gabriel García Márquez de Barcelona » BiD, no 38, 2017)

En finir avec la modularité… ou la réinventer

Attention : ce n’est pas parce qu’un lieu est « scénographié » que ses espaces sont à jamais inamovibles. La question à vous poser est en fait : qu’est-ce qui doit bouger tous les jours ? tous les mois ? tous les ans ? tous les 5 ans ? Etc. Là aussi, il faut raisonner en termes de strates :

On pourrait craindre que les complexités engendrées par un réaménagement rendent une bibliothèque imperméable aux nouveaux changements, ce qui ferait de la rénovation suivante une entreprise compliquée et coûteuse. Ce n’est pas forcément le cas.

Si le design a été conçu de façon intelligente, il comporte plusieurs strates. Il y a une strate « d’infrastructure » avec des éléments coûteux tels que les étagères et le mobilier, mais il y a aussi une strate d’identité visuelle qui comporte tous les éléments graphiques, les couleurs, les textures, etc. Ces éléments sont généralement moins chers et plus faciles à changer. On peut penser à des tapis facilement remplaçables ou à des revêtements muraux par exemple. Le réaménagement suivant peut se concentrer sur cette strate uniquement et être fait à budget réduit.(A. Vos, « Library refurbishment », N. Lushington, et al. (dir.), Libraries : A Design Manual, Bâle, Birkhäuser, 2014)

La modularité et la flexibilité ne sont pas à exclure en soi. Ce serait absurde. Il faut juste cesser d’en faire des impératifs catégoriques. La modularité peut être utile ou nécessaire:

  • dans les très petites bibliothèques où il faut sans cesse « pousser les murs »,
  • dans certaines zones qui doivent par essence être sans cesse réaménagées, comme les espaces d’activité, de formation ou d’animation (pour adapter l’agencement aux formats des évènements) ou dans les espaces de valorisation (où il est souhaitable de pouvoir renouveler régulièrement le mode de présentation des documents afin de ne pas user l’attention des visiteurs).

La modularité/flexibilité correspond en fait à des zones et des besoins très spécifiques. Cette notion a gagné une place démesurée pour de très mauvaises raisons. Un argument parfois fourni par les bibliothécaires est le besoin d’accueillir des usages extrêmement variés. Cela a aboutit dans la décennie 2010 à de nombreuses propositions architecturales prenant la forme de grandes boîtes ou de grands plateaux modulables… au final difficiles à gérer et générateurs de conflits d’usage. « Je pensais que vous aviez besoin que tout se mélange dans un même endroit ! » rétorquent les architectes et les programmistes lorsqu’on se retourne vers eux.

En fait, pour accueillir des usages variés (et parfois antagonistes), une bibliothèque a besoin de diversité plutôt que de modularité. Plutôt que de mobilier sur roulettes, il faut des zones distinctes correspondant à des niveau d’intensité différents (du point de vue de la densité d’assises, de la quantité de mouvements, du volume sonore), des coins et des recoins, avec des typologies d’agencement différentes que le public pourra librement choisir en fonction de son besoin du moment.

C’est la stratégie généralement adoptée par Rosan Bosch qui a conçu de nombreuses écoles et bibliothèques aménagées comme de vastes paysages comportant une diversité de milieux. Ses réalisations comportent aussi souvent des éléments multifonctions, non pas parce qu’ils sont déplaçables ou modulables, mais parce que leur forme ambivalente permet une diversité d’usages et de postures. Un grand promontoire va par exemple fonctionner à la fois comme élément décoratif, comme présentoir, comme assise, comme gradin en cas de mini-spectacles… C’est une piste intéressante qui consiste à aborder la flexibilité par le mouvement des corps plutôt que du mobilier :

Il y a un malentendu fréquent qui consiste à réduire la flexibilité à la possibilité de déplacer le mobilier, mais ce qu’il y a de plus flexible dans un bâtiment, ce sont les personnes qui l’habitent (Rosan Bosch, Play to learn, Rosan Bosch Studio, 2021, p. 159)

Deux stratégies employées par Rosan Bosch dans la bibliothèque de Billund au Danemark pour créer de la flexibilité sans modularité : 1) des objets ambigus se prêtant à différentes formes d’appropriation (Source)….

2) des espaces aménagés comme des paysages comportant différents milieux (l’île, le désert, la montagne, l’océan….) Source.

Vous n’avez pas besoin de la superficie d’un terrain de foot pour proposer des espaces variés. Pour l’illustrer, je donne parfois l’exemple de la petite bibliothèque d’Appingedam aux Pays-Bas, aménagée en 2017 par ODV interieur-architecten.

Sur une surface de 400m2 environ, on trouve un fablab, des rayonnages en alcôves et plusieurs présentoirs, une zone centrale avec des assises (où se trouve la presse et où sont organisés des clubs et des rencontres), un coin enfance avec une cabane, un endroit plus studieux pour travailler à côté d’une machine à café, un alignement de PC… Le plateau principal est divisé par une cloison légère en acier et OSB qui sépare des activités différentes sans segmenter trop fortement l’espace. Enfin, une salle fermée permet d’organiser des ateliers, des formations et de travailler en groupe. Les seuls éléments modulables sont les grandes tables centrales et quelques îlots végétalisés sur roulettes qui permettent de s’adapter aux différents formats de rencontre.

Sur une surface limitée et avec des espaces contraints (la bibliothèque occupe un ancien bureau de poste), ODV a réussi à créer un vrai tiers-lieu de poche.

La bibliothèque d’Appingedam aux Pays-Bas ne bénéficie certes pas d’un éclairage aussi sophistiqué que d’autres établissements néerlandais (on notera toute fois la présence des spots directionnels en compléments des dalles lumineuses), en revanche l’espace a été intelligemment exploité de façon à proposer une variété de zones et d’usages sur une surface limitée. Le lieu est « flexible » malgré la présence très limitée de mobilier déplaçable. Design: ODV  intérieur architectes (source).

Pour conclure : la bibliothèque tiers-lieu, entre mot d’ordre et réalité

Pendant longtemps, j’ai évité d’utiliser le concept de tiers-lieu ou de troisième lieu parce que j’avais le sentiment que c’était une notion trop abstraite, un mantra répété de façon automatique occultant parfois les vraies intentions sous-jacentes.

Dans la vie, des mots d’ordre trop abstraits peuvent aboutir à des disjonctions entre la théorie et la pratique, entre les paroles et les actes, entre l’idéal et la réalité, sans que l’on arrive à comprendre pourquoi puisque les mots font écran. Il me semble que c’est un écueil possible avec le concept de tiers-lieu. Les espaces en bibliothèque en sont une parfaite illustration.

En effet, les bibliothécaires français, si l’on s’en tient à leurs déclarations, on désormais quasiment tous abandonné le modèle de l’entrepôt de livres (axé sur le stockage, la consultation, le prêt de documents) afin d’épouser le modèle du tiers-lieu (qui fait des bibliothèques des lieux de vie, de séjour et d’activité).

Mais en vérité, cette conversion est souvent un simple vœux pieux. On le voit lorsqu’il s’agit de créer des lieux concrètement, d’aménager des espaces réellement, de quitter les mots pour passer à l’action. On retrouve alors, formulées parfois de façon extrêmement obtuse par les bibliothécaires, des demandes qui se rattachent à une vision datée des bibliothèques et qui sont un frein insurmontable pour créer de véritables tiers-lieux.

Le mot d’ordre de la modularité fait partie de ces freins.

Dans la mesure où il subordonne l’aménagement intérieur à des enjeux purement logistiques, il empêche de créer des lieux de vie, pensés, agencés et décorés avec soin, qui représenteraient une réelle plus value par rapport aux espaces numériques dématérialisés et qui seraient dignes d’entrer en compétition avec des lieux de séjour concurrents davantage « instagrammables » (cafés style Starbucks, coworkings, etc.).

Si les bibliothécaires français veulent créer de véritables tiers-lieux, ils devront faire le deuil de la modularité et envisager leurs établissements comme des lieux d’expérience, des espaces pensés pour des usages précis, éclairés avec autant de soin que des scènes de théâtre, et pas simplement comme des lieux pratiques, reconfigurables à volonté, et donc parfaitement anonymes.

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