Wattpad : qu’est-ce que c’est ?
Wattpad est une société canadienne qui a été créée en 2006 par Allen Lau et Ivan Yuen. La plateforme comptabilise 80 millions de contributions et 40 millions d’inscrits. A l’heure actuelle, environ la moitié des utilisateurs provient des États-Unis et beaucoup d’entre eux sont des adolescents (50% des nouveaux inscrits ont moins de 18 ans). Autre particularité : 85% des consultations sont faites sur des terminaux mobiles. ((Les chiffres cités sont ceux qui figurent dans le bilan de l’année 2014 sur le blog de Wattpad.))
Wattpad, c’est une sorte de croisement improbable entre Babelio, Scribd et Google docs. La plateforme réunit les fonctions habituelles d’un réseau social (abonnements à des comptes d’utilisateurs, fils d’actualité, outils de discussion) et une bibliothèque en ligne qui permet très facilement de commenter, de publier, mais aussi de rédiger des textes. L’outil de création incite fortement les utilisateurs à composer des textes en chapitres ou en sections successives. Chacune de ces sections peut faire l’objet de commentaires de la part des lecteurs.
Tous les textes publiés sont en accès libre et – pour l’instant – gratuit. ((Dans un billet de décembre 2014, Wattpad annonce sur son blog l’apparition prochaine de contenus payants sous la forme de bonus ou de contenus additionnels aux histoires gratuites.)) Les auteurs ont la possibilité d’opter pour différents modes de gestion de leurs droits (tous droits réservés ou licence libre).
La plupart des contributeurs du site sont des amateurs mais il sont rejoints de plus en plus par des auteurs confirmés comme Margaret Atwood ou Cory Doctorow. A titre personnel, j’ai jeté un œil sur Wattpad après avoir appris que Neil Jomunsi, un auteur auto-édité que je suis sur Twitter, y avait ouvert un compte. Quelques écrivains-blogueurs connus, comme Thierry Crouzet, expérimentent également ce mode de diffusion actuellement.
Les écrivains professionnels ne sont pas forcément ceux qui font l’usage le plus pertinent de Wattpad. Dan Brown ou R.L. Stine se contentent par exemple de poster des extraits de leurs livres, réduisant le site à un simple espace publicitaire. Les auteurs plus impliqués (comme Doctorow) mettent en ligne l’intégralité de leurs textes (romans ou nouvelles). L’étape au dessus consiste à publier des chapitres originaux au fur et à mesure de leur écriture (comme le fait Thierry Crouzet). Un point fort de Wattpad réside en effet dans la possibilité de s’abonner à un auteur et de suivre facilement ses mises-à-jour.
Fanfictions et bêta-lecture
C’est lorsque les écrivains jouent le jeu de l’interaction avec les lecteurs (et inversement) que les choses commencent à devenir vraiment intéressantes. Le site a en effet la particularité d’encourager ses utilisateurs à publier des œuvres en développement, qui peuvent être inachevées ou perfectibles. Les lecteurs ne donnent pas seulement leurs avis sur ces textes mais également des conseils d’améliorations ou de corrections. Ce sont des testeurs, des bêta-testeurs pour parler comme les informaticiens. ((Un bêta-testeur est une personne qui explore les fonctionnalités d’un logiciel en cours de conception afin de découvrir et de lister les différents bugs à corriger.))
La bêta-lecture vient du monde des fanfictions. Les fanfictions sont des récits (souvent diffusés en ligne) qui sont écrits par des amateurs qui imaginent de nouvelles aventures à leurs idoles (il peut s’agir de personnages imaginaires comme Harry Potter, mais aussi d’acteurs ou de musiciens). Si vous voulez en savoir plus sur les fanfictions, vous pouvez jeter un oeil sur ce texte que j’ai écrit à leur sujet. Les fanfictions s’inscrivent dans des univers culturels partagés que les fans explorent ensemble.
Comme le souligne Martial Martin, la dimension collaborative est un élément très important dans cette pratique d’écriture :
Le contrat de lecture [des fanfictions] implique […] une plus grande activité du côté du récepteur. Le « reviewing », l’avis laissé par les lecteurs, constitue non seulement un guide de lecture pour les nouveaux amateurs, mais aussi une contribution à l’écriture : la « fanfiction » est une écriture « in progress » et collaborative. (Martial Martin, « Les fanfictions sur internet », Mediamorphose, 2007. En ligne)
Pour être honnête, le feedback des lecteurs français sur Wattpad n’est pas toujours très intéressant (beaucoup de commentaires sont des spams du style « viens lire mon histoire stp » ) mais il faut dire que la communauté francophone est encore balbutiante. En basculant sur la version anglo-saxonne du site, on constate tout de suite un engagement plus fort des utilisateurs. Bien entendu, les lecteurs (qui sont généralement de jeunes adolescents du même âge que les auteurs) ne se transforment pas miraculeusement en correcteurs professionnels ou en script-doctors. Mais leurs commentaires sont souvent à la fois constructifs et bienveillants : ils peuvent porter sur la psychologie des personnages, le déroulement du récit, le style, la syntaxe ou l’orthographe (généralement déplorable !).
Le rôle de bêta-lecteur nécessite une motivation personnelle forte et ils sont plus nombreux et plus actifs sur des plateformes plus spécialisées que Wattpad, comme Fictionalley ou The Sugar Quill (qui sont consacrés à l’univers d’Harry Potter) ou bien, en français, le forum CoCyclics (qui permet à d’apprentis auteurs de rencontrer des lecteurs prêts à critiquer et commenter leurs productions).
Espaces d’affinité et autoformation
Les sites de ce genre sont des espaces d’affinité au sens où l’entend James P. Gee : des lieux virtuels ou physiques où les gens se réunissent autour d’un intérêt commun (souvent issu des cultures populaires ou médiatiques) pour produire, échanger et développer une expertise.
Les espaces d’affinités sont des outils d’apprentissage très puissants. Ils peuvent être bien plus efficaces que l’école dans certains cas (il suffit de voir les connaissances encyclopédiques que développent certains fans sur l’histoire de la Terre du Milieu, le langage Klingon ou les lignées de Pokemons). ((Gee : « Les êtres humains semblent apprendre plus intensément […] lorsqu’ils étudient en dehors de l’école dans des domaines qu’ils ont eux-mêmes choisis et qui les motivent. Même un enfant de trois ans peut devenir un véritable expert sur les dinosaures et les trains, comme Kevin Crowley l’a démontré dans ses travaux sur les îlots d’expertise. » (E. Ayes, J. P. Gee, « Popular Culture as Public Pedagogy », source).
Un mot sur la notion d’îlot d’expertise citée dans ce passage : dans cet article, Kevin Crowley et Melanie Jacobs définissent un îlot d’expertise comme une lubie, un sujet qui focalise l’attention d’un enfant pendant un temps donné et sur lequel il accumule des connaissances de façon sauvage (en jouant, en dessinant, en regardant la télé, en bavardant avec des amis, etc.) Pour Crowley et Jacob, les enfants ne peuvent pas être des experts des dinosaures et des trains comme le sont un paléontologue ou un ingénieur mais ils utilisent fondamentalement les mêmes techniques d’acquisition du savoir : « une exposition répétée aux connaissances factuelles dans un domaine, l’intégration régulière de contenus nouveaux, la connexion de nouvelles connaissance avec des connaissances plus anciennes, des conversations fréquentes avec d’autres personnes qui partagent les mêmes intérêts, etc. »))
Dans son livre La Culture de la convergence, Henry Jenkins développe les idées de Gee en les appliquant à l’univers des fans. En se basant sur des entretiens avec de jeunes auteurs de fanfiction, il aboutit à la conclusion que cette pratique présente un grand intérêt éducatif, tout en étant en rupture complète avec le modèle scolaire :
[Les sites de fanfiction] reposent sur un apprentissage de pair à pair avec des participants qui ont toujours envie d’acquérir de nouvelles connaissances […] Ils permettent à chaque participant d’avoir l’impression d’être un expert et d’exploiter l’expertise des autres […] les fans tolèrent davantage les erreurs linguistiques que les enseignants […] Lecteur et auteur travaillent dans un même cadre de référence et s’investissent tous deux profondément dans le contenu exploré […] À travers les discussions en ligne, les adolescents développent un vocabulaire permettant de parler du travail d’écriture et apprennent des stratégies de réécriture et d’amélioration de leur travail […] ils utilisent des concepts analytiques qu’ils ne rencontreraient autrement pas avant la deuxième année de fac. (Henry Jenkins, La Culture de la convergence, Armand Colin, 2013, p. 222-223)
Lorsqu’on retourne sur Wattpad après avoir lu Jenkins, on peut être déçu par l’écart entre le point de vue du théoricien des médias et la réalité des interactions au sein du site. On peut être déçu par ces textes à l’orthographe déplorable, ces thèmes stéréotypés ou cet imaginaire étroitement balisé. Et pourtant… comment ne pas être enthousiasmé par ces milliers d’adolescents qui se consacrent à l’écriture, qui transforment leur passion pour les industries culturelles en activité productive, et qui s’approprient la culture médiatique dans laquelle ils baignent en jouant avec elle, en la singeant, en la démontant et en la remontant ?
Sans compter que tout cela, ils ne le font pas seuls, dans leurs coins (comme beaucoup de gens créatifs nés le siècle dernier étaient condamnés à le faire) mais à plusieurs, en s’inventant des communautés qui reposent sur « des intérêts communs, des projets, des objectifs et des pratiques et pas prioritairement sur la race, le genre, les capacités physiques ou la classe sociale. » (J. P. Gee, « Affinity spaces : from Age of Mythology to today’s school » source)
Si les réalisations des fans ne sont pas toujours convaincantes (pas plus que la poignée de best-sellers qui a émergé du milieu des fans), en tant que pratiques culturelles, elles présentent un intérêt éducatif intrinsèque. Sur le plan artistique, elles n’ont peut-être pas encore fait leurs preuves, mais elles sont néanmoins pleines de promesses. Je vais à nouveau citer Jenkins et lui laisser le mot de la fin :
Qu’est-ce qui changera avec le temps si de plus en plus de jeunes auteurs commencent à publier et à recevoir des commentaires sur leur travail alors qu’ils sont encore à l’école ? Vont-ils développer leur art plus rapidement ? Vont-ils découvrir leur voie à un âge plus précoce ? Et que se passera-t-il quand ces jeunes écrivains compareront leurs notes et se feront critiques, éditeurs et mentors ? Cela les aidera-t-il à développer un vocabulaire critique pour réfléchir sur l’art du récit ? Personne ne le sait mais les potentialités sont immenses. (H. Jenkins, op.cit., p. 218-219 – traduction modifiée)
A lire ailleurs :
- Un article du Guardian dans lequel Margaret Atwood explique son intérêt pour Wattpad et aboutit au même type de conclusion que Jenkins.
- Mon compte-rendu pour le Bbf du livre d’Henry Jenkins, La Culture de la convergence, que je cite amplement dans la dernière partie de cet article.
- Un article de James P. Gee où il définit la notion d’espace d’affinité.