Le texte suivant est une version fortement remaniée de la conférence « Créer des bibliothèques ou créer des lieux ? » donnée en clôture du Congrès suisse des bibliothèques, en novembre 2023 à Zurich.
Des bibliothèques qui dysfonctionnent
Les bibliothèques publiques se définissent toujours plus comme des lieux inscrits au cœur de la vie de la Cité, comme l’illustre le concept populaire de bibliothèque tiers-lieu qui envisage ces établissements comme de véritables lieux de vie multifonction.
Une telle ambition les expose aux dysfonctionnements et aux violences que peuvent connaitre des lieux largement ouverts ou fréquentés. C’est bien illustré par le phénomène des bibliothèques qui brûlent. Entre 1996 et 2013, 70 établissements ont fait l’objet d’incendies criminels. Ce bilan s’est encore alourdi lors des émeutes de 2023. Au tout début de cette année 2025, un établissement supplémentaire a été détruit à Grenoble alors qu’il venait d’ouvrir 2 mois plus tôt. Dans un autre registre, en 2023, une bibliothèque de Nîmes a été définitivement fermée par la ville car les narco-trafiquants avaient pris possession des environs.
Sans aller jusqu’à des évènements aussi graves, de nombreux établissements se heurtent à des incivilités, des frictions ou des conflits avec certains usagers.
Un ouvrage publié en 2022 aux Presses de l’Enssib, Penser la médiathèque en situation en crise, relate par exemple les difficultés rencontrées par un nouvel établissement se réclamant du modèle du tiers-lieu. À l’ouverture, les conflits s’accumulent avec le public (en particulier les adolescents), jusqu’à nécessiter plusieurs mois de fermeture. Lorsque le lieu ouvre à nouveau, l’ambition d’être un tiers-lieu est clairement revue à la baisse (« la médiathèque ne peut pas être la nouvelle place publique […] le risque est d’aboutir à une situation d’anomie généralisée » peut-on lire dans le livre).
En 2024, une autre structure, confrontée à des défis comparables, en est réduite à mobiliser la police municipale pour « taper fort » (sic.) et « mettre fin au laxisme » (resic.). Comme l’explique le Maire de la ville, « les agents sont là pour faire de la pédagogie. Ils vérifient que ceux qui sont là viennent pour lire, jouer à des jeux de société ou étudier et que le calme y soit respecté. Pour toute autre activité, comme venir en groupe pour discuter ou faire autre chose, ce n’est pas le lieu pour ça » (source).
De telles mesures s’expliquent certes par une situation d’urgence mais elles sont en contradiction complète avec l’idée des bibliothèques en tant que lieux publics, ouverts et inclusifs, inscrite dans la Loi Robert de 2021, qui souligne dès son article 2 que « l’accès aux bibliothèques municipales et intercommunales est libre » .

La médiathèque Jean-Macé de Metz après son incendie. © Radio France – Bastien Munch
Les causes faisant qu’un lieu dysfonctionne…
Parmi la multitude de causes aboutissant à des désastres, des échecs ou des renoncements comme ceux que je viens d’énumérer, il y a certains facteurs qui nous échappent totalement à nous, professionnels des bibliothèques et citoyens : la violence croissante au sein de la société, les inégalités sociales et économiques, la criminalité et le narco-trafic, etc.
Se focaliser uniquement sur ces facteurs extrêmement complexes peut être démoralisant. Mais on peut aussi identifier d’autres causes, sur lesquelles on a davantage prise. Dans de nombreux cas, l’infrastructure est par exemple un élément contribuant aux dysfonctionnements ou aux violences.
Par infrastructure, j’entends aussi bien le « hardware » (c’est-à-dire la conception du bâtiment, son insertion dans la ville, son aménagement…) que le « software » (les interactions avec les flux de passants et d’habitants, les connexions avec le voisinage et le tissu urbain, la répartition des usages et des fonctions au sein du lieu…).
Ainsi, dans les exemples précédents, on peut faire les observations suivantes :
- Le toit d’une bibliothèque a pu être détourné et privatisé par les trafiquants pour le transformer en véritable « vigie ».
- Un établissement a été construit à un emplacement inondable. Le bâtiment a dû être surélevé, créant au rez-de-chaussée une zone vide sur pilotis (photo). Cet espace indéterminé a été identifié comme le repère idéal par des « squatteurs » en tous genres.
- Les espaces intérieurs d’une autre établissement ont été conçus en forme de grand plateau ouvert, tout en accueillant de nombreuses activités, ce qui a pu faciliter les conflits d’usage.
- Enfin, un lieu incendié a été créé à la place d’un centre culturel très fréquenté et il a nécessité de fermer une bibliothèque de quartier existante. Cela a vraisemblablement déstabilisé le fragile écosystème humain dans un quartier sensible, tout en érigeant une « cible » de choix pour des criminels voulant marquer leur territoire.
Bien qu’il s’agisse d’un facteur parmi d’autres, la conception urbaine, architecturale et spatiale d’un lieu semble donc bien contribuer à ses dysfonctionnements, comme un rouage grippé parmi d’autres.
C’est en tout cas l’hypothèse de l’architecte Oscar Newman, détaillée dans son livre de 1972, Defensible space. Dans cet ouvrage célèbre, Newman analyse les interactions entre le comportement des individus et l’environnement bâti afin d’identifier des choix de conception pouvant augmenter la criminalité ou au contraire la prévenir.
Newman a notamment étudié l’échec de Pruitt Igoe, un ensemble de 33 tours d’habitation créé dans les années 50 dans le Missouri, similaire aux « cités » française et devenu peu à peu un taudis dangereux. L’échec de ce projet immobilier (qui a été démoli moins de 20 ans après son inauguration) et les analyses de Newman ont signé la mort aux USA des grands ensembles et d’un certain urbanisme inspiré par Le Corbusier.
À l’inverse de ce dernier, Newman recommande de limiter la hauteur des bâtiments à 3 ou 4 étages pour créer un sentiment d’échelle humaine et de communauté partagée. Il invite à maximiser la transparence pour permettre aux habitants de voir, d’être vus et d’exercer une surveillance naturelle et informelle. Les configurations à éviter à tout prix, selon lui, sont celles de la « bibliothèque sur pilotis » mentionnée plus haut, avec des zones cachées, dont le statut (privé/public/semi-public) est incertain, et dont personne ne se sent vraiment responsable.

Pruitt-Igoe, le quartier d’habitation analysé par Newman et dont l’échec a plus ou moins signé la disparition des grands ensembles (comparables à nos « cités ») aux USA.
S’il existe des bonnes pratiques architecturales permettant de limiter la délinquance (comme celles listées par Newman), il est peut-être possible d’aller plus loin et d’identifier des stratégies ayant un effet positif sur les relations humaines ?
C’est précisément l’objectif du placemaking, un mouvement auquel Newman n’appartient pas formellement mais dans lequel on retrouve la même sensibilité vis-à-vis des dynamiques sociales et la même hostilité vis-à-vis du modernisme architectural.
Les origines du placemaking : l’opposition au modernisme
Placemaking signifie en anglais « création de lieu ». Le terme s’appuie sur le mot « place » qui évoque un lieu doté de sens, investi, habité, par opposition à un simple espace physique (« space » ).
Comme le dit David Engwitch, une figure importante du placemaking aujourd’hui, « In the same way that homemaking is the process of turning a house into a home, placemaking is the process of turning a space into a place. » Ce qu’on pourrait traduire par « de la même manière que les arts du foyer consistent à transformer une maison en un chez-soi, le placemaking consiste à transformer un simple espace public en un véritable lieu. »
Jetons un œil sur le passé. Le placemaking est né aux États-Unis dans les années 50-60, en opposition à la vision de l’urbanisme dominante dans l’après-guerre. Dans cette vision dite « moderniste », les villes sont considérées comme de grandes machines qui doivent être divisées en zones correspondant à des fonctions (travail, loisir, commerce…). La voiture est un rouage essentiel pour faire transiter les habitants d’une fonction à l’autre. Les problèmes d’urbanisme sont considérés comme des enjeux d’ingénierie qui doivent être confiés à des experts via de grandes opérations immobilières.
Cette philosophie a aboutit à des résultats variables en fonction des pays mais presque toujours catastrophiques. Pruitt Igoe est un bon exemple nord-américain. Dans notre contrée, vous reconnaissez sans peine la philosophie qui a abouti à ce que l’on appelle parfois « la France moche », avec ses entrées de ville sinistres, ses zones industrielles ou commerciales en périphérie, ses centres-villes dévitalisés, ses zones pavillonnaires ou ses cités-dortoirs enclavées, ou bien encore ses fameuses dalles distinguant le niveau des piétons et celui des voitures.
Aux États-Unis, certains projets d’urbanisme vont générer des levées de boucliers citoyennes. C’est le cas de la rénovation de plusieurs quartiers de New York placée dans les années 50 sous la houlette de l’urbaniste Robert Moses. Les stratégies de prédilection de Moses (qui rappellent celles du Baron Haussmann) étaient la destruction/reconstruction de quartiers entiers, la percée d’immenses boulevards, la mobilisation d’une bureaucratie puissante pour mener à bien ces chantiers ambitieux, à quoi s’ajoutait un goût pour les bâtiments monumentaux incarnant physiquement la puissance publique.
L’apport de Jane Jacobs et du militantisme
Moses ambitionnait notamment de créer une autoroute à 10 voies dans les quartiers de Soho et Little Italy et de restructurer le quartier pittoresque de Greenwich Village. En réaction, des comités d’habitants se mettent en place, des militants s’organisent et développent une autre vision de la ville.
Parmi eux, Jane Jacobs, journaliste et théoricienne de l’urbanisme qui considère la ville comme un écosystème plutôt que comme une machine. Jacobs est une grande défenderesse des usages mixtes par opposition au zonage fonctionnel. Elle défend la vie de quartier au sein des grandes villes, les commerces de proximité, la conservation et l’amélioration du patrimoine bâti plutôt que sa destruction.

Robert Moses et Jane Jacobs, face à face dans le roman graphique consacré à Moses signé Christin et Balez (P. Christin, O. Balez, Robert Moses – Le Maître caché de New York, Glénat, 2014)
La confrontation entre Jacobs et Moses, une variante du combat de David contre Goliath dans le champ de l’urbanisme, s’est soldée par l’abandon de plusieurs projets radicaux de Moses. Ce fut un moment clé dans l’histoire de l’urbanisme américain et l’une des sources du placemaking.
Le placemaking n’est pas une doctrine ou une méthode mais un mouvement né des mobilisations comme celles auxquelles a contribué Jacobs. Ce mouvement met au cœur de la conception urbaine les besoins des habitants, la participation citoyenne et l’attention aux dynamiques sociales fines. Il se structure à partir de 1975 autour de l’organisation à but non lucratif Project for Public Spaces (PPS) qui est aujourd’hui encore un catalyseur de projets et de bonnes pratiques. Son équivalent sur notre continent est Placemaking Europe, tandis que l’association Placemaking X agit au niveau mondial.
Quelques personnalités et concepts clés du Placemaking
Le placemaking n’étant pas une entité monolithique, une bonne façon de l’aborder est d’évoquer les figures marquantes du mouvement et les concepts clés qu’on leur doit.
Jane Jacobs, dont je viens de parler, a notamment théorisé « les yeux de la rue », l’idée selon laquelle la présence d’habitants, de passants, de commerçants, de clients, circulant dans l’espace public, l’observant ou l’occupant, est le meilleur moyen de garantir sa sûreté, car elle instaure une vigilance collective et bienveillante. C’est une idée qui sera reprise plus tard par Oscar Newman.
Jacobs est également à l’origine d’une pratique baptisée en son honneur « les promenades de Jane ». Elle était en effet convaincue que la meilleure façon de comprendre une ville et de l’améliorer était de la parcourir à pied, en observant les détails de la vie urbaine quotidienne et en écoutant les gens. Ce type de balade, organisé aujourd’hui encore par des militants, des experts ou des groupes d’habitants (comme ici à Montréal), remplit toujours le même but.
Parmi les autres grandes figures du placemaking, il faut citer William Whyte (que j’ai déjà évoqué plusieurs fois sur ce blog, notamment ici). Whyte va pousser encore plus loin le recours à l’observation ethnographique. En étudiant scientifiquement la vie des parcs, jardins et piazzas de New York, il va identifier plusieurs éléments contribuant à leur vitalité.
Comme Jacobs, Whyte accorde beaucoup d’importance à la connexion avec la rue. Il souligne l’importance des entrées dégagées et ouvertes, de la densité (car la foule attire la foule), des assises mobiles et des équipements contribuant à « l’assoyabilité » (marches, rebords…). Il estime que la multiplication d’activités à toute heure de la journée évite qu’un lieu soit privatisé par certains individus et favorise la « triangulation » , c’est-à-dire la rencontre entre 2 inconnus autour d’un élément tiers propice aux discussions (spectacles de rue, enfants qui jouent, œuvres d’art.) Il salut le rôle des « mayors » , les habitués d’un lieu, les figures locales souvent pittoresques, qui y exercent une surveillance et une autorité informelle et bienveillante (comme un agent d’entretien, un kiosquier ou un vendeur de beignets…).
Une troisième personnalité importante du mouvement est Fred Kent, fondateur en 1975 de Project for Public Spaces. On doit à Kent l’idée des « puissances de 10 » qui fournit une règle simple pour croiser les fonctions comme le recommandent Jacobs et Whyte. Pour qu’une ville ou une région marchent, Kent estime qu’elle doit comporter aux moins 10 destinations majeures. Chaque destination doit comporter à son tour 10 lieux, et chaque lieu doit proposer au moins 10 activités différentes.

Une illustration du concept des puissances de 10 (source : PPS)
Pour clore ce panorama des grandes figures du placemaking, je vais citer le danois Jan Gehl, ce qui me permettra de sortir du cadre purement nord-américain.
Dans ses recherches sur l’espace public, Gehl distingue 3 types d’activités : les activités obligatoires sont celles qui doivent avoir lieu quel que soit l’environnement urbain (par exemple : aller travailler ou acheter à manger), les activités optionnelles sont celles qui se produisent parce que l’environnement y invite (par exemple : se promener ou s’asseoir dehors), les activités sociales enfin prennent la forme d’interactions interpersonnelles volontaires ou fortuites. La sociabilité n’étant pas une « fonction » pouvant être décrétée ou aisément circonscrite, elle est largement dépendante de la présence d’activités optionnelles qui la rendent possible et naturelle.
En se basant sur des relevés minutieux (décompte des passants et de leurs activités, mesure de leur vitesse et de leur durée de séjour), Gehl introduit le concept de façade ouverte (« soft edge » en anglais) pour designer les interfaces entre l’espace public et l’espace privé comportant des éléments tels que des fenêtres ou des vitrines, des terrasses ou des jardins. Plus ces éléments sont présents et marqués, plus les gens sont susceptibles de se rassembler, de marcher et de s’engager dans un espace : « En moyenne, on recense sept fois plus d’activités devant un rez-de-chaussée ouvert que devant une façade fermée » (J. Gehl, B. Svarre, La Vie dans l’espace public, Ecosociété, 2019).
Comme l’illustrent les exemples de Jacobs, Whyte, Kent et Gehl, les constats et prescriptions du placemaking gravitent beaucoup autour d’une poignée d’idées clés : des lieux ouverts et connectés (plutôt que segmentés et cachés), l’investissement de l’espace public par des gens présents en nombre (plutôt que par les voitures ou le béton), la multiplication et la synergie entre activités (plutôt que la mono-fonctionnalité).
Ces principes d’urbanisme, très simples mais centrés sur l’humain et issus du terrain, vont être appliqués avec succès dans des projets tels que la rénovation de Bryant Park, le grand parc adossé à la New York Public Library. Ce lieu considéré comme un cloaque dans les années 70 est désormais dynamique et plein de vie.
Les attributs des lieux publics qui marchent
Récapitulons les attributs des espaces publics dynamiques selon le placemaking : visibilité, connexion, transparence, densité, assoyabilité, mixité d’usages… Peut-on tenter d’en dresser une liste plus précise, exhaustive ou au moins systématique ? PPS a tenté de le faire à travers un outil simple, le « place diagram » (disons : « le diagramme des lieux publics vivants »).
Ce schéma repose sur 4 principes simples :
- Un lieu public vivant doit être accessible,…
- …les gens doivent s’y retrouver pour des activités,…
- …dans un cadre confortable,…
- … permettant des relations de sociabilité.
On retrouve ces 4 rubriques au centre du diagramme.
Elles sont déclinées, dans le cercle intermédiaire, sous forme de caractéristiques plus précises, comme « la diversité » dans la rubrique « sociabilité ».
Enfin, ces caractéristiques sont mises en relation avec des indicateurs qui forment le cercle extérieur. Par exemple, le nombre de femmes, d’enfants et de personnes âgées.

Le diagramme élaboré par PPS (source)
On trouve en ligne plusieurs variantes de cet outil. J’aime beaucoup la version plus simple élaborée par les Nouvelles-Galles du Sud en Australie, et qui se base sur 4 questions :
- Comment puis-je venir ?
- Comment puis-je jouer et participer ?
- Comment puis-je rester/séjourner ?
- Comment puis-je me connecter ?
Si les clés d’entrée sont différentes, les grands principes qui sont listés restent grosso modo les mêmes.

Schéma extrait du Great Public Spaces Guide, diffusé par l’État des Nouvelles-Galles du Sud (Australie). Source.
Évidemment, un lieu public florissant ne peut pas se résumer à des cases à cocher, (rien ne serait plus contraire à l’esprit du placemaking), mais ce type d’outil constitue une boussole commode permettant de canaliser le regard dans le cas d’un diagnostic, ou de s’assurer que rien n’a été oublié dans un projet d’amélioration ou de création d’un nouveau lieu.
Adapter les outils du placemaking à la conception de bibliothèques
Produire des diagnostics, réaménager des lieux existants, ou contribuer à la programmation de nouveaux établissements, c’est justement une part importante de l’activité de Chemins faisants.
Le pari que j’ai fait, à travers cette structure, est d’adapter l’esprit, les concepts et les outils du placemaking à la conception de bibliothèques publiques. Cet objectif implique une certaine gymnastique mentale afin de transposer dans des lieux culturels, comportant traditionnellement un nombre limité de fonctions, des recommandations pensées pour des espaces publics au statut plus ouvert (rues, jardins, parcs, terrasses…).
Le placemaking étant centré sur l’humain, et les gens restant les mêmes quel que soit le lieu, la transposition se fait cependant assez naturellement, à condition de compléter les outils du placemaking avec d’autres approches (concepts propres aux bibliothèques comme les 4 espaces, principes de psychologie environnementale, bonnes pratiques d’aménagement des lieux de travail ou d’enseignement, etc.).
Je ne suis pas le seul à avoir fait ce pari. On retrouve une philosophie identique chez l’architecte néerlandais Aat Vos, dont l’agence Includi est spécialisée dans la conception de bibliothèques et de tiers-lieux (cette orientation découle notamment de sa collaboration avec la psychologue environnementale norvégienne Aga Skorupka). Les stratégies d’Aat Vos semblent payantes : dans une enquête menée auprès d’une vingtaine de bibliothèques réaménagées par l’agence, 9 sur 10 indiquent que le public est maintenant plus varié et plus nombreux, et 7 sur 10 constatent que davantage de gens viennent simplement pour profiter du lieu.
Sous une forme plus analytique, on retrouve l’idée que les principes d’urbanisme post-modernes peuvent être transposés aux espaces intérieurs des bibliothèques dans l’ouvrage de l’architecte italien Luigi Failla, Du Livre à la ville – la bibliothèque comme espace public (Metis presse, 2017).
Le cercle des bibliothèques tiers-lieux
Pour conclure ce billet, je souhaite partager avec vous l’un des outils que j’utilise, qui est justement inspiré du Place diagram de PPS. Pour faire simple, appelons-le le cercle des bibliothèques tiers lieux. Comme dans le schéma initial, on trouve 4 grandes catégories déclinées en sous-rubriques correspondant à des qualités, des critères de conception ou des points de vigilance. On peut cependant noter les différences suivantes :
- La dimension urbaine est beaucoup moins présente car il s’agit d’un volet sur lequel Chemins faisants intervient rarement.
- Inversement, un accent fort est mis sur les espaces intérieurs (signalétique, agencement, ambiance, accessibilité, utilisabilité).
- La rubrique « activités » est détaillée de façon plus fine, en tenant compte des spécificités des bibliothèques publiques.
Le Cercle des bibliothèques tiers-lieux (V.1.0) récapitule les caractéristiques faisant d’elles des lieux de vie dynamiques, sur le plan du hardware comme du software. Cliquez sur l’image pour l’agrandir. Le descriptif des 39 rubriques est disponible ici, au format PDF. Vous avez le sentiment qu’un élément est absent ou que cet outil est perfectible ? Dites-le moi.
Ce schéma est un outil en cours de rodage que j’affinerai sans doute à l’avenir mais qui m’est d’ores et déjà utile.
Sur un plan simplement didactique, il me permet de représenter de façon synthétique ce que j’entends par bibliothèque tiers-lieu, sans avoir à débiter une dissertation complète. On comprend d’un coup d’œil qu’il ne s’agit pas simplement d’une bibliothèque avec des canapés design, une tisanerie ou un coin jeux vidéo.
Sur un plan pratique, je l’utilise désormais pour synthétiser les conclusions des audits d’espaces réalisés par Chemins faisants. Ces diagnostics nécessitent toujours de nombreuses pages avec beaucoup de photos, de plans annotés et de commentaires, ce qui peut être indigeste. Une version simplifiée de mon diagramme, en forme de radar, permet de résumer visuellement les points forts et les points faibles d’un lieu (pour un exemple, voir l’encadré figurant à la fin de cet article).
Dans l’avenir, j’imagine l’usage suivant : dans un projet de construction, pourquoi ne pas inclure dans le programme (c’est-à-dire le cahier des charges du futur lieu) une version ou une autre de ce schéma, en attribuant à chaque trait une pondération ? Cela permettrait à la fois de préciser la commande transmise aux architectes et, dans le cas d’un concours, d’éliminer sur la base d’une note les projets qui ne sont pas pensés en mettant l’humain au centre. On pourrait aussi identifier rapidement les points à améliorer dans les étapes suivantes si un avant-projet imparfait est retenu.
Pour conclure : encore et toujours aller voir ailleurs
William Whyte disait avec ironie : « Il est difficile de créer un lieu qui ne va pas attirer des gens. Ce qui est remarquable, c’est à quel point on y arrive souvent. » Cette phrase pourrait tout à fait être transposée au monde des bibliothèques !
Depuis 15 ans, on ne cesse de parler de « bibliothèques lieux de vie » , de « bibliothèques tiers-lieux » . C’est désormais un slogan, quasiment un impératif. Pourtant, près de 10 ans après la publication de l’ouvrage consacré aux « bibliothèques troisième lieu » édité par Amandine Jacquet dans la collection Mediathème de l’ABF, les nouvelles réalisations à la hauteur des établissements pilotes mentionnés dans ce livre se font rares.
Confrontés à des difficultés bien réelles, on a vu que certains établissements se détournent même de leur vocation de place publique, assimilée à un idéal inatteignable, farfelu ou dangereux, voire même à « du marketing« , à un « coup de comm » ou à de la pure démagogie.
Cette situation s’explique simplement : les grands mots ne sont pas toujours suffisants pour concrétiser de grandes idées. Pour créer des lieux publics réussis, il faut des slogans galvanisants certes, mais aussi des outils, des concepts opérationnels, des retours d’expérience documentés, des modes d’emploi. En France, nous n’avons toujours pas à ce jour de guide indiquant comment créer des bibliothèques tiers-lieux qui réussissent (il faut saluer le travail précurseur qui avait été amorcé par le sociologue Claude Poissenot dans la décennie 2000 dans des documents tels que La Nouvelle bibliothèque – Contribution pour la bibliothèque de demain, on en est cependant resté là…).
Face à ce type de défi, la philosophie que j’applique depuis plusieurs années sur ce blog est toujours la même : aller voir ailleurs et pirater les bonnes pratiques développées dans d’autres univers.
Le placemaking fait partie de ces coffres aux trésors qui ne demandent qu’à être pillés.

Un audit d’espaces, représenté à l’aide du cercle des bibliothèques tiers-lieu
Le schéma ci-dessus synthétise les résultats d’un diagnostic mené dans une bibliothèque (pour maintenir la confidentialité de ce type de prestation, il s’agit d’un cas fictif basé sur plusieurs cas réels).
Pour un usage et une lecture plus commodes, les catégories du schéma de base ont été regroupées et simplifiées. Chaque critère a été noté sur 5 points. Les barres colorées représentent cette note.
Le schéma fait ressortir les problématiques clés du lieu : il s’agit d’un bâtiment monumental, avec un geste architectural puissant et une direction artistique remarquable (comme l’indiquent les curseurs bleu élevés). La bibliothèque est également dynamique, avec une programmation culturelle conséquente, mais les activités sont cachées dans des salles dédiées et les collections prennent énormément de place dans les espaces publics, ce qui limite la variété des usages visibles par le public (curseurs orange). L’offre culturelle est également très descendante et les usagers sont généralement placés en position de consommateurs passifs.
Les curseurs verts (qui concernent la sociabilité) sont plutôt bas, ce qui confirme le sentiment de la direction qui juge l’établissement trop éloigné de son identité revendiquée de tiers-lieu. Dans cet équipement impressionnant, l’humain a parfois été oublié. Le lieu est beau mais peu ergonomique, avec un déficit d’assises et de confort. L’espace de travail principal est grand mais surtout adapté au travail individuel, calme et studieux (or, plusieurs télétravailleurs utilisent l’établissement avec d’autres besoins).
La bibliothèque comporte plusieurs étages portant des noms de concept (plutôt que des dénominations simples comme « enfance » ou « romans »). Elle est complexe à explorer et à comprendre. À l’extérieur, elle est fortement coupée du tissu urbain.
Les cases grisées représentent les zones d’amélioration possible. J’ai listé quelques pistes d’action envisageables à court et moyen terme. Les pistes complètes figurent dans le rapport livré avec le schéma.