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Le Recueil Factice
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« Lieux et espaces » : une compétence des bibliothécaires ?

Nicolas Beudon
Dans ce billet, je vous livre quelques réflexions personnelles inspirées par le nouveau référentiel de compétences en bibliothèque territoriale diffusé par le ministère de la culture, en particulier par la rubrique "Lieux et espaces".

Nouveau référentiel, nouvelles compétences…

Le 15 novembre dernier, un nouveau référentiel national de compétences en bibliothèque territoriale était dévoilé par Raphaële Gilbert (chargée de mission évolution des métiers en bibliothèque au ministère de la culture).

Cet outil, qui répertorie les différents savoirs, savoir-faire et savoir-être attendus en bibliothèque, vient remplacer des ressources désormais obsolètes, comme Bibliofil’, le dernier référentiel en date qui avait été publié en 2008. Le nouveau référentiel a vocation à être employé par les recruteurs et les organismes de formation pour concevoir leurs profils de postes et leurs programmes. Il constitue également une photographie passionnante du métier de bibliothécaire aujourd’hui.

Un document de cette nature peut donner lieu a de nombreux débats. La profusion de compétences peut par exemple interpeller, tout comme l’abandon de l’approche par emploi-type (utilisée dans Bibliofil’) au profit d’une approche plus abstraite par compétences. On peut également noter l’apparition de nouvelles thématiques qui correspondent à des préoccupations actuelles, comme la transition écologique.

Dans ce billet, je vais me contenter de scruter ce référentiel par le petit bout de la lorgnette, en me focalisant sur les sujets qui m’intéressent le plus et qui constituent mes « lubies » professionnelles. En le lisant, j’ai en effet été frappé de voir mentionnées des notions relativement nouvelles et qui me tiennent particulièrement à cœur :

  • Les méthodes participatives (qui permettent « d’associer le personnel et les habitants à un projet ») sont mentionnées deux fois, dans les rubriques « Pilotage stratégique » et « Publics, partenaires, communication ».
  • La conception de services apparait comme une « compétence de base » outillée à l’aide de méthodes et de concepts tels que le design de service, l’intelligence collective et l’expérience utilisateur.
  • Le merchandising (c’est à dire « les techniques d’aménagement et de présentation des lieux commerciaux ») est cité comme l’un des savoir-faire permettant de valoriser les collections.

Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a déjà publié des documents mobilisant certaines de ces notions. Je pense notamment au guide « Espaces universitaires : osons le co-design et le design thinking ! » coordonné par Florence Kohler, auquel j’ai contribué en rédigeant une introduction. En revanche, c’est la première fois que je vois figurer, dans une publication du ministère de la culture, des termes tels que « design de service », « expérience utilisateur » ou « merchandising ».

Cette apparition est particulièrement satisfaisante pour moi, car il s’agit des principales thématiques que j’explore depuis 2014 sur ce blog et au-delà, dans les projets concrets sur lesquels j’ai travaillé, à travers des formations ou des publications

Les grands domaines de compétences issues du référentiel 2022 du ministère de la culture

L’espace dans la culture professionnelle en France

L’idée que l’espace est l’affaire des bibliothécaires n’est pas nouvelle : dès 1910, Eugène Morel inclut « la construction et l’aménagement intérieur des bibliothèques » dans le cursus de formation qu’il imagine pour la nouvelle génération de professionnels à venir. Cette compétence « espaces », bien qu’identifiée très précocement, va avoir un destin ingrat. Alors que les techniques documentaires et de médiation vont connaitre après Morel une professionnalisation croissante, l’aménagement intérieur des bibliothèques est un sujet encore aujourd’hui peu formalisé et peu documenté.

Balayons rapidement la littérature professionnelle disponible. Les derniers véritables ouvrages de référence, signés par Jacqueline Gascuel ou Marie-Françoise Brisbrouck ont 20 à 30 ans (autant dire qu’on est en pleine préhistoire). En 2006, le CERTU (un service du ministère de l’écologie) a édité un guide pratique très concret mais, rédigé avant la diffusion du concept de bibliothèque tiers-lieu, il est aujourd’hui très lacunaire. Plus récemment, le ministère de la culture a publié aux éditions du Moniteur un imposant manuel dont la dernière édition date de 2016. Cependant, l’angle adopté est principalement technique et administratif, avec peu de contenu relatif au design d’espace (un seul chapitre sur 17). En 2018, les presses de l’Enssib ont consacré une boîte à outil aux projets d’aménagement et de réaménagement, mais il s’agit d’un recueil d’expériences. Je ne mentionnerai pas les nombreux articles, chapitres ou beaux livres qui, à l’instar de cette dernière publication, peuvent aborder des questions d’espace en bibliothèque mais sans prétendre à l’exhaustivité ou à la systématicité ou sans avoir de dimension pratique.

Dans aucun ouvrage récent on ne trouve de réponse claire à des questions simples de ce genre :  «  quelle est la typologie d’espaces pertinente à créer dans une bibliothèque aujourd’hui ? », « comment aménager une zone de sociabilité propice aux échanges ? », « quel est le volume de collections par m2 souhaitable dans une bibliothèque tiers-lieu ? », « comment présenter et valoriser physiquement les collections pour les rendre attractives ? », « quelle méthodologie adopter pour élaborer une identité visuelle déclinée à la fois dans la signalétique et la décoration intérieure ? », etc., etc., etc.

En résumé, si l’aménagement intérieur est une compétence de base des bibliothécaires, reconnue depuis longtemps, dans la culture professionnelle française, c’est une compétence qui n’est plus outillée depuis longtemps.

Quelques livres consacrés aux espaces en bibliothèque. Bien qu’il s’agisse d’ouvrages de qualité, ils ont en commun d’être soit anciens, soit assez peu adaptés aux besoins pratico-pratiques de bibliothécaires souhaitant aménager ou réaménager un lieu.

Cette lacune a beaucoup de conséquences fâcheuses. En l’absence de bonnes pratiques reconnues, de mauvaises habitudes se généralisent, avec pour résultat une dégradation de l’expérience des usagers. 

Le cas de la signalétique me semble emblématique. Il s’agit souvent du point faible le plus criant dans les bibliothèques contemporaines. Les professionnels en sont généralement conscients, tout en restant démunis car ils ne disposent d’aucun outil leur permettant d’aborder facilement ce problème (le seul ouvrage professionnel disponible en français a 20 ans et son niveau est très faible).

Pour améliorer l’orientation du public, les bibliothécaires en sont réduits à tâtonner, et parfois à faire de mauvais choix. Prenons un exemple concret : les classements thématiques, sans indices décimaux, connaissent actuellement une vague de popularité. C’est une tendance dont je me félicite et dont j’ai déjà parlé sur ce blog. Mais ces systèmes sont souvent très mal mis en œuvre :  les bibliothécaires, qui tiennent absolument à ce que leur système soit compris du public, inscrivent les thèmes en toutes lettres sur les cotes. Le texte étant très long, il faut positionner les étiquettes à la verticale, ce qui occulte en grande partie le dos des livres. Le résultat est illisible et contre-productif. On est face à une confusion flagrante : c’est dans la signalétique que les grandes catégories du plan de classement doivent être inscrites de façon claire, pas sur les cotes. Si la signalétique était toujours conçue et implantée de façon rigoureuse, les bibliothécaires ne ressentiraient pas ce besoin de se rabattre sur les cotes comme une béquille…

Rouvrir la réflexion sur les espaces… et créer enfin des bibliothèques tiers-lieu

En dehors de la France, l’oubli de l’espace en bibliothèque n’est pas aussi flagrant :

  • Les danois ont par exemple développé dans la décennie 2010 une approche globale de l’aménagement intérieur des bibliothèques, fondée sur le concept des « 4 espaces ».  Cette grille de lecture, et les bonnes pratiques associées (qui sont documentées sur un site web), sont maintenant répandues dans tous les pays du nord de l’Europe.
  • Les néerlandais, de leur côté, ont adopté une démarche originale, fortement influencée par le design des lieux commerciaux. Des modèles d’aménagement modulables clé en main (baptisés « retail formules »), qui s’appuient sur des bonnes pratiques de merchandising, permettent de fournir des lignes directrices claires aux bibliothécaires et à leurs prestataires (architectes, designers, fournisseurs de mobilier).
  • Les anglophones, enfin, utilisent beaucoup les méthodes de recherche et de design UX (basées sur l’observation ethnographique du public, la génération créative de solutions et le protoypage) pour identifier des bonnes pratiques d’aménagement ou résoudre des problèmes précis (je pense par exemple au projet protolib de l’Université de Cambridge ou à la refonte de la signalétique à l’aide du design thinking à l’Université de technologie de Sydney).

Nous aurions beaucoup à gagner en nous inspirant de ces différentes approches. Les adapter à un contexte français est l’un des objectifs que je me suis personnellement fixés : j’ai publié en 2022 aux éditions Klog un premier ouvrage consacré au merchandising qui devrait avoir deux suites, consacrées à l’UX puis aux 4 espaces. L’enjeu va bien au-delà de la formation ou de la sensibilisation des bibliothécaires aux questions d’espace : il s’agit de passer à l’action et de créer des lieux nouveaux et différents.

Depuis une douzaine d’année, les bibliothèques territoriales s’efforcent de se rapprocher du modèle du tiers-lieu. Le mot est omniprésent dans les projets d’établissements et les programmes. Pourtant, soyons francs : très peu de bibliothèques françaises peuvent vraiment être qualifiées de tiers-lieu. Aucune construction française d’envergure ne s’est imposée comme un modèle architectural de bibliothèque tiers-lieu à la française, contrairement aux Idea stores de Londres, à la DOK de Delft, au réseau Anythink dans le Colorado, qui ont fait des émules et qui rayonnent internationalement dans les sphères professionnelles.

Parmi les explications possibles, certaines sont liées à notre culture professionnelle mais d’autres découlent tout simplement du manque d’espaces adaptés. En effet, un tiers-lieu est avant tout… un lieu ! Si l’on continue de concevoir, de bâtir et d’équiper des établissements en appliquant, consciemment ou pas, les concepts, les normes et les principes d’aménagement des médiathèques à l’ancienne, nous ne disposerons jamais de l’infrastructure nécessaire pour fonctionner comme des tiers-lieux.

On a tendance à oublier que l’espace et le mobilier conditionnent souvent les pratiques professionnelles. Difficile d’être innovant, dynamique et accueillant dans un environnement rigide, austère ou dégradé. Je trouve le cas de la bibliothèque Louise Michel à Paris frappant. Cet établissement qui a ouvert en 2011 est souvent cité comme l’un des rares exemples français de tiers-lieu réussi. Il se distingue par sa culture professionnelle (bien illustrée dans cette vidéo déjà ancienne), mais aussi par son architecture intérieure : l’essentiel des collections est repoussé à la périphérie du plateau principal, de façon à dégager un vaste espace central de vie et de valorisation des collections, avec des assises et du mobilier bas.

Cette configuration, où l’on met le public et le mouvement au centre, est rarement mentionnée et, à ma connaissance, elle n’a jamais été copiée. C’est pourtant l’un des ingrédients qui permet à la bibliothèque de fonctionner comme elle le fait. Prendre conscience de cet impact qu’ont les espaces sur nos services et nos organisations, développer de nouvelles pratiques de programmation, formuler de nouveaux principes d’aménagement, sont des conditions indispensables afin de créer de véritables bibliothèques tiers-lieux.

L’apparition de la thématique « lieu et espaces » dans le référentiel du ministère de la Culture me semble une très bonne chose. J’y vois un signe que ce dossier est sur la table au plus haut niveau et qu’une opportunité s’ouvre pour rattraper un certain retard français.

La configuration spatiale originale de la bibliothèque Louise Michel (j’ai représenté en bleu les principales zones de collection avec des rayonnages et en rose les zones de vie avec du mobilier bas). Architecte : TERRENEUVE.

4 Commentaires

  1. El Bekri

    Bonjour, une référence un peu plus récente: bibliothèques d’aujourd’hui : à la conquête de nouveaux espaces sous la direction de MF Bisbrouck au cercle de la librairie. Et pour des exemples de learning center à la française, il y a quand même Lilliad, le learning center de l’université de Haute Alsace et tout récemment Le Studium à Strasbourg…Il faut regarder du côté des universités qui ont bcp de projets de ce type…sans pour autant les appeler learning center…ni tiers-lieux !

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    • Nicolas Beudon

      Bonjour, merci pour ces références (j’avoue que mon propos est plus axé BM que BU).
      Je n’ai pas mentionné cet ouvrage de M.-F. Bisbrouck, pour ne pas trop alourdir mon texte (mais je le connais bien et il est sur ma photo d’illustration !). C’est un ouvrage très riche (presque trop) et très intéressant, notamment grâce à la mention de beaucoup d’établissements étrangers précurseurs. Cependant, il commence à dater un peu (2010) et surtout les éléments pratiques sont minoritaires. En tout cas, les éléments pratiques qui m’intéressent. En dehors des études de cas, l’ouvrage comporte principalement des recommandations logistiques, techniques et règlementaires (des lux, des Db, des m2, des volumétries, des normes d’accessibilité…) plutôt que des recommandations de design axées sur les usages et l’expérience utilisateur.

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  2. Bibli

    Je tiens à vous remercier ici pour le plaisir et la bouffée d’air frais que m’inspirent vos articles. Vous donnez envie d’aller de l’avant et de renouveler sans cesse le métier. En tant que bibliothécaire, j’espère avoir un jour l’opportunité de participer à un projet de tiers-lieu réfléchi dans sa globalité et ouvert à la participation des usagers en amont de sa conception.

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    • Nicolas Beudon

      Bonjour, et bien c’est probablement l’un des plus beaux compliments que l’on m’ait fait. Merci beaucoup !

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