Amandine Minnard (Médiathèque José Cabanis de Toulouse), Colette Buhand Thebaud (Bibliothèque Municipale de Cherbourg) et Stanislas Chapel (Bibliothèque Municipale de Cherbourg) ont bien voulu m’accorder l’entretien qui suit. Il constitue, d’une certaine manière, le deuxième volet du billet que j’avais consacré aux collections atypiques en bibliothèque (Au fait, j’interviendrai sur ce sujet lors de la table ronde « Collections » au prochain congrès de l’ABF).
En quoi consiste l’offre que vous avez mise en place dans vos bibliothèques ?
Amandine : Le prêt d’instruments de musique existe depuis novembre 2015. Nous avons commencé avec 8 instruments : un ukulélé, une guitare classique, une guitare classique enfant, une guitare électrique, une guitare électrique enfant, une guitare folk, un clavier et une guitare basse, en un exemplaire chacun.
Colette : À Cherbourg, ce projet s’inscrit dans la rénovation de la bibliothèque. La ville était réceptive à toutes sortes de projets pour relancer l’activité de l’établissement après trois ans de fermeture pour travaux. Nous avons donc proposé ce nouveau service, avec 20 instruments en prêt et un piano pour jouer sur place. On est parti sur des instruments à corde pincée parce qu’on s’adresse à un public très large. On souhaitait donc proposer des instruments emblématiques de la musique populaire, comme la guitare et ses déclinaisons : guitare folk, guitare classique, guitare électrique, guitare basse et ukulélé.
Quelles sont les modalités de prêt ?
Stanislas : On avait imaginé plusieurs scénarios et on a rapidement retenu l’option impliquant un minimum de contraintes, en permettant d’emprunter une guitare comme on emprunte un livre. On aurait pu mettre en place un système d’abonnement ou de prêt payant mais on ne le voulait surtout pas pour rester très accessible. En revanche, le prêt est fortement encadré : on prend un moment avec l’usager pour lui expliquer comment ça marche et on lui fait signer un contrat…
Colette : Ça reste très informel. Un instrument est fragile et coûteux certes, mais pas plus que certains documents, comme un coffret DVD ou un livre d’art. Il n’y a pas de caution. D’ailleurs le principe de la caution n’est pas légal dans un établissement public.
Amandine : On a la même démarche à Toulouse, mais le contrat est tacite. On ne fait rien signer. On sensibilise l’usager sur le fait qu’il est responsable de l’instrument qu’il emprunte et on lui donne une fiche technique qui précise certains points, en cas de perte ou de corde cassée par exemple.
Vous avez commencé en même temps, à quelques jours d’écart, en novembre dernier. Le délai est encore un peu court mais qu’est-ce que vous constatez en terme de profil des emprunteurs ?
Amandine : À Toulouse, un tiers des emprunts est réalisé par des jeunes de moins de 18 ans. Il y a tous type de publics : des jeunes qui veulent se mettre à la guitare électrique, mais aussi des personnes qui jouaient auparavant, qui ont arrêté et qui s’y remettent, ou même des musiciens qui jouent déjà d’un instrument mais qui veulent en essayer un autre. Il y a également le cas particulier des professionnels qui ont besoin d’un instrument rapidement pour un concert afin d’éviter d’en louer un. On ne peut pas vraiment répondre à cette demande pour l’instant car les instruments sont toujours réservés !
Stanislas : Chez nous, le public est très varié : des retraités, des gens en difficulté sociale, des jeunes bien sûr, des musiciens… Pour l’instant on n’a pas de profil type.
En tout cas, ça marche : tout vos instrument sont prêtés…
Stanislas : Quasiment. Il y en a qu’on récupère une journée ou deux. Avant de repartir, ils sont en exposition, les gens imaginent que c’est pour décorer et lorsqu’ils apprennent qu’ils peuvent les emprunter, ils sont surpris. Leurs yeux brillent !
Colette : Je me souviens d’une remarque, la première semaine. Deux lycéens m’ont demandé timidement : « Il parait qu’on peut emprunter gratuitement des instruments ? » Je leur ai expliqué comment ça fonctionnait et qu’il n’y avait pas de caution. L’un des gamins a opiné et m’a rétorqué : « C’est bien de nous faire confiance ! »
Avez-vous communiqué largement sur ce service (parce qu’il est nouveau) ou au contraire pas trop (parce que l’offre est encore quantitativement limitée) ?
Amandine : Nous, on a mis le paquet ! Avec de la communication papier dans Manifesta (l’agenda culturel de la bibliothèque), 10.000 cartes postales diffusées dans toute la ville, une campagne d’affichage et énormément d’information sur le web. Cerise sur le gâteau : le service communication nous a édité des médiators floqués « Mairie de Toulouse / Bibliothèque de Toulouse » !
Colette : À Cherbourg, les médias locaux (comme Ouest France) ont beaucoup mis l’accent sur le prêt d’instruments alors qu’il était un peu noyé dans la masse des nouveautés pour la réouverture.
Stanislas : Dans un premier temps, les élus pariaient davantage sur le numérique mais ils ont vite compris l’intérêt de ce service. Ça fait des années qu’on équipe les bibliothèques en numérique et on arrive au bout d’un cycle. Dans le département, il n’y a plus de vraie fracture numérique. Par contre, on parle beaucoup de partage, d’échange de savoirs, on revient vers des choses plus physiques, plus concrètes… Je pense qu’on est arrivé au bon moment.
Comment avez-vous eu cette idée ? Vous êtes parmi les premiers à le faire en France, est-ce que vous vous êtes inspirés d’exemples étrangers ?
Amandine : En ce qui nous concerne, l’étincelle est née aux rencontres nationales des bibliothécaires musicaux en 2013. Le sociologue François Ribac a fait une intervention sur les adolescents des années 80 et la façon dont ils sont devenus musiciens. Il a souligné que l’équipement jouait un rôle central. Pour des jeunes défavorisés, ce n’est pas simple d’accéder à un instrument et il posait la question du rôle des institutions culturelles. Nous sommes repartis en nous disant : « Mais oui, bien sûr ! Il faut qu’on investisse les pratiques amateurs ! Il faut faciliter l’accès à la création ! » Avant de nous lancer, nous avons réalisé en 2014 une enquête nationale qui est consultable en ligne.
Stanislas : Quand on n’a pas un grand frère, un cousin ou un copain pour être initié, c’est compliqué de découvrir un instrument, notamment les instruments de musique populaire. Un conservatoire peut fournir des instruments classiques mais une guitare électrique, où est-ce qu’on peut en essayer ? On n’ose pas forcément rentrer dans un magasin, par peur d’avoir l’air ridicule. Moi, je voulais jouer de la basse et je me suis ruiné sans savoir si ça me plairait… Mais avant même de penser à tout cela, je pense tout est parti d’un discussion. Après le travail, on parle souvent de choses qu’on pourrait faire. On s’est dit : on a les partitions, les méthodes, les disques, les platines, toute la chaîne audio… pourquoi pas ça ?
Justement, comment rattachez-vous cette nouvelle offre à vos missions plus traditionnelles et à vos autres activités ? Est-ce que ça a été facile à « vendre » à vos collègues, à votre direction ou à vos élus ?
Stanislas : Jouer de la musique c’est encore l’écouter, mais différemment. On a aussi vu apparaître récemment des jeux vidéo musicaux comme Guitar hero, Rockband, etc. qui étaient déjà présents en bibliothèque. Je pense que ça a été une première étape.
Colette : Avant de faire du prêt, on proposait déjà des ateliers de découverte des instruments. Le prochain est consacré aux « principaux accords du blues. » Ce n’est pas un cours mais un moyen de découvrir un instrument ou d’approfondir ses connaissances. Soit on a déjà un instrument et on vient avec, soit on emprunte ceux de la bibliothèque.
Amandine : À Toulouse, on a un fonds de 4.500 partitions. Ce qui marche beaucoup, c’est l’apprentissage de la musique : toutes les méthodes pour débutants sont très demandées. On proposait déjà deux pianos pour jouer sur place depuis l’ouverture de la bibliothèque. On tient des stats depuis plusieurs années et on s’est aperçus que la demande était croissante. Tous ces facteurs mis bout à bout confirmaient l’existence d’une demande. Par ailleurs, le pôle Science propose une grainothèque depuis plus d’un an. À la base, il y avait une volonté de l’équipe de direction de faire davantage participer le public pour les 10 ans de la bibliothèque. La grainothèque a un peu préparé le terrain pour le prêt d’instruments. Malgré tout, c’est une offre qui peut bousculer la vision qu’on a du métier. On peut se dire : « je n’ai pas été formé pour ça » par exemple.
Comment avez-vous traité cette question de la formation ?
Stanislas : Au sein de l’équipe musique, tout le monde n’est pas musicien, il fallait donc tous se mettre au même niveau. Il n’y avait pas d’opposition de principe mais une petite inquiétude quand même…
Colette : Il fallait surtout familiariser les collègues avec l’objet et sa manipulation. Il y a eu 6 séances de 2 heures de formation en interne par un professeur de musiques actuelles. Il me semblait important que la formation soit assurée par quelqu’un d’extérieur pour que les non musiciens dans l’équipe ne se sentent pas en position d’infériorité.
Amandine : On a fait une réunion pour présenter les instruments quand on les a reçus et il y a eu ½ journée de formation pour se mettre en situation afin de savoir régler les éventuels problèmes.
Est-ce que vous vous êtes posé la question de la concurrence avec le conservatoire ou les vendeurs d’instruments ?
Amandine : Les usages ne sont vraiment pas les mêmes. J’ai été en contact avec le conservatoire et ils étaient très sceptiques : ils pensait que les instruments reviendraient abîmés, comme c’est le cas chez eux. Sauf qu’ils prêtent les instruments pendant un an, alors qu’à la bibliothèque c’est pour trois semaines. Les vendeurs n’ont pas du tout vu ça comme une menace. Au contraire : notre public est une clientèle potentielle pour eux.
Colette : Chez nous, la première question des élus a été : « et le conservatoire ? » Notre rôle à consisté à expliquer qu’on n’était pas dans la même démarche. On prête un instrument pour favoriser la découverte, l’expérimentation, l’autodidaxie ou même l’étude avec un professeur mais on n’est pas un lieu d’enseignement. Les marchands de musique étaient sceptiques eux-aussi, ils avaient peur pour les instruments mais on a eu des échanges très riches avec eux et ils nous ont donné de très bons conseils.
Quelle est l’étape suivante ? Comment voyez-vous l’avenir ?
Stanislas : Si ça marche, il faudra sans doute augmenter le parc et enrichir l’offre. On pourrait prêter des pédales d’effets, des boites à rythme… Les collections traditionnelles vont sans doute continuer d’être remises en question avec le numérique. Nous, on défend les lieux, les échanges concrets avec des gens bien réels. Je ne dénigre pas le numérique mais ce sont des dimensions qu’il faut défendre. Les bibliothécaires musicaux ont toujours été un peu frondeurs. C’est important d’expérimenter des choses. Nos collègues qui s’occupent de livres commencent à se poser les mêmes questions que nous. Finalement, on explore des solutions qui concernent toute la profession. Ce n’est pas étonnant qu’on se pose les mêmes questions au nord et au sud !
Amandine : Nous travaillons sur une « Music Box » qui sera lancée à l’automne, il s’agit d’un espace vitré où on va élargir l’offre sur place avec une batterie électronique, une guitare électrique, une guitare basse, et un ordinateur pour faire de la MAO ou de la captation sonore. C’est une mise en cohérence entre le prêt d’instruments variés et les pianos qui sont déjà sur place. Avec ce type d’offre, on est en train de changer de paradigme : les bibliothèques ont longtemps été vues comme des lieux de consommation culturelle, maintenant elles deviennent des lieux de création.
Merci les frondeurs et félicitations pour ces beaux projets !
Combien ça coûte ?…
À Cherbourg, l’achat de 20 instruments et de matériel (caisses de transport, accordeurs…) représente un investissement d’environ 8000 euros. L’entretien courant des instruments, qui correspond essentiellement au changement de cordes, est estimé à environ 400 euros par an.
À Toulouse, l’achat des 8 instruments a coûté 2 900 €. Ce prix comprend un forfait entretien
Merci pour cette interview qui rend plus concrètes les recherches que j’avais fait sur le sujet dans l’espoir de proposer cette offre…
Afin de compléter cet article, tout est parti il me semble en France, d’un service lancé à Plaine Commune dès 2010 : http://www.mediatheques-plainecommune.fr/opacwebaloes/Images/Paragraphes/journal-mediatheques/2010/janvier2010.pdf (voir page 3). ça serait intéressant de voir leurs retours d’expérience après tant d’années, et si l’offre persiste… et si non, pourquoi…
Mais aussi par l’initiative de cette association solidaire nantaise « Tuning Fork » : http://moneycoachnantes.wix.com/moneycoach#!Tuning-Fork-linstrumenth%C3%A8que-nantaise/cwxz/5543d3e50cf248741704208c et https://www.facebook.com/contact.tuningfork/?fref=nf .
Le principe ici est de récupérer les instruments que les gens n’utilisent plus… A creuser également… Pour ma part, j’avais pensé nouer un partenariat École de musique / Médiathèque pour proposer ce service, puisqu’en effet, c’est plus courant dans les conservatoires, et qu’ils sont en face de notre médiathèque ! Le problème reste toujours le même : convaincre sa hiérarchie, et sa tutelle; et disposer des compétences nécessaires dans l’équipe (ex : ré-accorder les instruments à chaque retour… même si on peut s’aider d’un accordeur ! )
Merci pour ces liens complémentaires Flora !
Le principe est génial mais il faut déjà être une grosse bibliothèque pour faire ce genre de choses. Je regarde ça avec envie je dois dire (peut-être même plus une envie d’utilisatrice potentielle que de bibliothécaire…).
Pas forcément… Toulouse c’est un très gros réseau mais Cherbourg c’est beaucoup plus petit. Comme le disent les collègues, une guitare électrique n’est pas plus chère que deux coffrets dvd.
Je travaille pour une toute petite bibli dans une commune de moins de 4000 habitants et mon budget achat annuel est lui-même plus petit que le budget consacré uniquement à l’achat de ces 20 instruments (et pas juste un peu plus petit…). Les DVD, on ne peut même pas envisager en l’état, on achète juste deux-trois livres audio en seconde main par an. Peut-être si on pouvait obtenir un budget spécial, on peine à faire venir les 18-30 ans, ça pourrait attirer des gens (mais avec juste un instrument, ça créerait surtout des frustrations je pense, le nombre est important aussi dans un projet de ce type).
Ok, je vois mieux ton contexte. C’est sûr qu’il ne faut pas essayer de reproduire dans un tout petit lieu ce que font des bibliothèques de plus grande dimension. A Cherbourg et à Toulouse, il y a également un élément déterminant : la présence d’une offre musicale déjà forte, avec des cds, des partitions, un piano sur place, des bibliothécaires spécialisés, etc. qui donne un sens à la démarche. Ce qui a du sens à un endroit n’en a pas forcément autant dans un autre.
Cela peut être un projet d’une BdP avec son réseau. Ou faire un appel à dons (comme cela a pu être le cas pour des vieilles consoles de jeu pour créer un coin retro gaming dans un espace jeu video).
On peut, au delà du prêt qui demande un parc relativement conséquent, imaginer des moments de pratique populaire et collectives, sur le mode de la roda choro par exemple, accueillie par la médiathèque.
@P: Pour le réseau, il faut être dans un bon mais par contre, l’appel à dons, bonne idée. J’aime beaucoup l’idée que les instruments puissent peut-être être utilisés autrement que pour un prêt traditionnel. Permettre à des personnes de réserver des temps d’utilisation et d’éventuellement réaliser des petits bœufs (ou autre) pourrait être une autre manière de faire vivre la bibliothèque (il faut dire que quand on est une petite structure dans une minuscule commune, la bibliothèque se transforme vite en une espèce de Centre culturel et ce genre de projet pourrait plus facilement fonctionner qu’un simple prêt).
Bonjour,
C’est un beau projet qui nous interesse aussi dans ma bibliothèque. On se demandait s’il était possible de se faire subventionner. Vous avez des pistes.
Bonjour Virginie, vous pouvez vous rapprocher des acteurs habituels pour poser la question (DRAC, région, département). Dans le cadre d’un programme ou d’un appel à projet EAC c’est sans doute possible. d’obtenir une aide. C’est assez rare en bibliothèque, mais c’est sans doute un projet susceptible d’intéresser des mécènes privés…