Un projet basé sur une enquête de public
J’ai déjà parlé de la bibliothèque d’Almere dans ce précédent billet. Vous êtes plusieurs à m’avoir contacté pour en savoir plus. Cela m’a donné envie de vous présenter l’historique et le bilan de cet établissement, car c’est une bibliothèque emblématique d’une démarche d’aménagement inspirée des techniques de merchandising. Son concept fort a eu beaucoup d’influence aux Pays-Bas, elle est pourtant assez peu connue en France.
Commençons par planter le décor : Almere est une ville nouvelle située en banlieue d’Amsterdam. Il y a encore 40 ans, il s’agissait d’un simple polder, une avancée de terre gagnée sur les flots et destinée à l’agriculture. La première construction date de 1976. Depuis, sous la pression démographique d’Amsterdam, la ville n’a cessé de croitre, jusqu’à compter plus de 200 000 habitants aujourd’hui.
Le centre de cette ville artificielle a été entièrement planifié par le cabinet OMA de Rem Koolhas dans les années 90, et les différentes parcelles ont été confiées à certains des plus grands noms de l’architecture contemporaine. Une bibliothèque bâtie dans un tel environnement devait forcément être atypique !
Le concept original de la Nouvelle Bibliothèque (« De Nieuwe Bibliotheek »), ouverte en 2010, est né d’une vaste enquête de public (comme les Idea stores londoniens 10 ans plus tôt). Les conclusions ont été à la fois simples et brutales : les habitants d’Almere trouvaient les bibliothèques existantes « ternes et ennuyeuses. » Le contenu des collections ne correspondait pas à leurs centres d’intérêt. Ils avaient le sentiment de perdre leur temps en cherchant des documents, d’autant plus que 70% des usagers venaient sans avoir de titre précis en tête. Les visites étaient brèves et utilitaires.
Comme l’explique Marga Kleinenberg, la responsable du projet, cette enquête a également permis de comprendre que le public, loin d’être homogène, était au contraire composé de segments bien distincts : « Nous avons identifié des constantes en termes de style de vie, de centres d’intérêt, d’âge, etc.» (source)
Le concept des « boutiques » thématiques
C’est à partir de là qu’est né le concept d’une bibliothèque lieu de séjour où les collections seraient classées en fonction des centres d’intérêt du public plutôt que de façon encyclopédique (comme dans la classification décimale de Dewey). Ce type de classement n’a rien de nouveau. Il a été employé dans les années 40 aux États-Unis et dans les années 80 en France, avant de pérécliter, puis de connaitre un second souffle depuis 2010 (j’ai déjà consacré un billet à ce sujet).
À Almere, la stratégie adoptée est en fait un moyen terme, correspondant à ce qu’on appelle en France un classement départementalisé ou par pôles, puisqu’on retrouve un classement décimal classique au sein de chaque « boutique » thématique (c’est le terme qui a été choisi en néerlandais : « winkel »).
La véritable originalité d’Almere se situe ailleurs. D’abord, dans la construction des thématiques, qui ne correspond ni à une division encyclopédique du savoir, ni à des « thèmes » à proprement parler, mais à des segments de public, chaque segment étant défini par des caractéristiques socio-démographiques et comportementales (voir le schéma ci-dessous).
Par exemple « De living » (« le salon ») cible particulièrement les mères accompagnées de leurs enfants, qui représentent 35% du public. Le fonds réunit de la littérature sentimentale, des documentaires sur la cuisine, le jardinage, la santé… Il est situé à proximité de la zone jeunesse pour que le public cible ait un espace à lui, tout en gardant un œil sur sa progéniture. « Hoogspanning » (« Haute tension ») s’adresse plutôt à un public actif, dynamique et individualiste (11% des usagers). Les thématiques ont une connotation plus masculine (SF, thrillers, presse économique) bien que les femmes soient, là aussi, majoritaires (64% du segment).
Un aménagement inspiré des lieux commerciaux
L’autre originalité d’Almere est d’avoir adossé ce classement original à un aménagement inspiré du commerce.
Pour ce faire, l’agence de design et d’architecture Concrete a mené une analyse comparative des bibliothèques traditionnelles et de différents lieux de vente afin de dégager leurs points forts et leurs points faibles, du point de vue de deux profils d’utilisateurs : les « run shoppers » (les clients soucieux d’efficacité qui veulent passer le moins de temps possible en magasin) et les « fun shoppers. » (les clients qui abordent le shopping comme un loisir et qui aiment prendre leur temps). Les bibliothécaires voulaient continuer de servir efficacement les habitués sachant ce qu’ils veulent, tout en permettant à ceux qui le souhaitent de flâner dans la Nouvelle Bibliothèque.
Dans le concept imaginé par Concrete, les rayonnages traditionnellement positionnés en grille régulière sont remplacés par 6 éléments sur mesure, sinueux et modulables, qui peuvent intégrer des rayonnages ou des présentoirs, des assises et des tables, des luminaires ou de la signalétique. Ces meubles permettent de créer des cheminements originaux, d’ouvrir ou de fermer l’espace de façon organique, de créer des univers thématiques grâce à une signalétique très visuelle, et de donner ainsi corps aux différentes « boutiques. » Contrairement aux bibliothèques habituelles où l’espace est fortement segmenté (zones de collections/zones de vie/zones de travail), ces meubles permettent de mettre en musique l’espace et les usages de façon bien plus fluide.
Le résultat final, en terme de ressenti et d’expérience, est plus proche d’une grande surface culturelle que d’une bibliothèque à l’ancienne.
Quelles sont les forces et les limites de ce concept d’aménagement ?
Comme n’importe quel parti-pris fort, le concept adopté à Almere peut susciter des réticences. On peut d’abord lui adresser les critiques habituellement faites aux classements par centre d’intérêt. Bertrand Calenge, qui ne les tenait pas en haute estime, considérait qu’ils s’éloignaient des standards reconnus ayant fait leurs preuves et s’exposaient de ce fait à une obsolescence rapide. (Bertrand Calenge, « Mode d’emploi », Mettre en place un plan de classement, Enssib, 2009). Rémi Froger considère quant à lui qu’ils s’appuient sur « une subjectivité collective hautement floue, relevant plus d’une sorte de psychologisme social que de faits éprouvés. » (Rémi Froger, « Classement systématique ou par centre d’intérêt », François Larbre (ed.), Organiser le libre accès, institut de formation des bibliothécaires, 1995)
On pourrait rétorquer que les bibliothécaires d’Almere ont réalisé une véritable étude de public, en mobilisant des outils issus de la sociologie et du marketing. Il n’en reste pas moins que les univers mis en place sont enracinés dans l’air du temps et qu’ils sont inévitablement susceptibles de se périmer, comme le craignait B. Calenge.
Mais cela fait d’une certaine manière partie de la philosophie globale du projet : aucune organisation centrée sur une communauté vivante ne peut en même temps prétendre à la permanence des cathédrales. Il faut nécessairement imaginer des réaménagements ou des remises à niveau selon un rythme régulier.
Alors, quel est le bilan de la Nouvelle Bibliothèque ?
Pour répondre à cette question, allons jeter un œil du côté des chiffres. Le concept de bibliothèque-boutique, avant d’être mis en place dans la Nouvelle Bibliothèque, a d’abord été testé avec beaucoup de succès dans les établissements du réseau : grâce à ce nouvel aménagement, beaucoup plus stimulant et inspirant, entre 2004 et 2009, le nombre de visiteurs a augmenté de 19%, le nombre d’abonnés de 43%, et le nombre de prêts de 21% (source).
Ces chiffres sont aussi impressionnants qu’enthousiasmants, mais qu’en est-il sur la durée, et en particulier depuis l’ouverture de la Nouvelle Bibliothèque ? En fouillant un peu dans les rapports d’activités du réseau, on peut aboutir aux constats suivants :
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- Depuis 2010, après la forte croissance qui a précédé, le nombre de membres est resté quasiment identique.
- Le nombre de visiteurs a connu une croissance régulière avant de se stabiliser en 2014 à environ 1 120 000 visiteurs annuels (au lieu de 717 000 avant l’ouverture de la Nouvelle Bibliothèque)
- En revanche, après avoir fortement augmenté, les emprunts sont en baisse depuis 2012. En 2019, le nombre de prêts est même retombé à un niveau un peu inférieur à celui de 2009, malgré le développement des ressources numériques. Plus d’usagers et moins de prêt, c’est une situation qu’on connait également en France…
Il y a plusieurs façons d’interpréter ces résultats :
- D’abord la stratégie adoptée est un succès incontestable du point de vue des « fun shoppers », les séjourneurs, ce qui était l’un des objectifs affichés. La Nouvelle Bibliothèque a également réussi à conquérir et fidéliser une communauté stable d’abonnés.
- En ce qui concerne l’usage des collections, démultiplié dans un premier temps, mais en demi-teinte sur le long terme : si l’on est de nature pessimiste, on peut considérer que le concept merchandising imaginé par Concrete a surtout bénéficié d’un effet de nouveauté qui a permis de booster les prêts pendant la période 2004-2009, puis en 2010-2011, avant de s’essouffler.
- Mais si l’on considère qu’une bibliothèque est un organisme vivant qui doit se renouveler en même temps que sa communauté, on peut aussi estimer que le temps est tout simplement venu, après 10 ans (ou 15 ans si on compte la période de diffusion du concept dans le réseau), d’entamer une nouvelle phase de réaménagement, afin de secouer encore une fois les habitudes du public.