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Le Recueil Factice
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La section jeunesse, espace d’activité

Nicolas Beudon
Peut-on concevoir une section jeunesse en bibliothèque comme une zone d'activité dynamique incitant au jeu et au mouvement ? Quelles sont les bonnes pratiques à appliquer et les écueils à éviter ? Ce billet explore ces questions en s'appuyant sur 4 expériences remarquables, menées aux États-Unis et au Danemark.

Une idée atypique

Si vous suivez ce blog, vous avez probablement déjà croisé le concept danois des 4 espaces qui repose sur un principe simple : une bibliothèque doit comporter 1) des espaces inspirants (qui éveillent la curiosité), 2) des espaces de sociabilité, 3) des espaces de travail et 4) des espaces d’activité où le public est mobile, dynamique, actif ou créatif.

L’idée que les bibliothèques doivent être pensées, au moins en partie, comme des lieux bruyants et mouvementés étonne : ne sont-elles pas au contraire des sanctuaires dédiés à l’éducation et à la culture qui se caractérisent par le calme et le silence ?

En fait, les choses ne sont pas si simples. Si l’on se focalise sur le public jeunesse, les pédagogues, comme la célèbre Maria Montessori, pensent depuis longtemps qu’un engagement du corps et des sens est nécessaire au développement complet de l’esprit. « Le jeu est le travail de l’enfant« , disait-elle. Les études en neurosciences plus récentes vont également dans ce sens : les activités physiques, sensorielles et manuelles semblent bénéfiques au cerveau des enfants et à l’apprentissage.

Toute activité physique nécessite un espace adapté. Mobiliser l’environnement est un trait récurrent des pédagogies modernes nées au XXe siècle comme Montessori ou Reggio. Le créateur de cette dernière, Loris Malaguzzi, considérait même l’espace comme un « troisième enseignant » (le premier étant l’adulte et le deuxième l’enfant lui-même).

Certains designers ont donné corps à ces idées dans des aires de jeu, des crèches, des écoles… et des bibliothèques comportant des micro-architectures qui incitent à jouer et à se déplacer, à adopter des postures variées ou à inventer des histoires.

En France, ce type d’approche est très éloigné de notre culture professionnelle étant donné l’omniprésence du concept de collection pour penser l’offre des bibliothèques publiques. Le jeu est certes présent depuis longtemps en bibliothèque mais il est abordé principalement sous le prisme de la ludothèque via des fonds de jeux de société, de jeux vidéo ou (plus rarement) de jouets ou de déguisements. L’environnement lui-même est rarement conçu pour être ludique.

Il y a bien quelques exceptions, comme l’espace ludique de la médiathèque Hermeland de Saint Herblain. Mais, dans mon expérience d’aménagement, je constate que la majorité des professionnels ont plutôt tendance à rejeter des dispositifs actifs ou ludiques même très simples tels que des assises en gradin, des fosses, des cabanes, des marelles, pour des raisons de bruit, de surveillance ou de sécurité.

Dans ce billet, je vais vous présenter 4 exemples de bibliothèques créées entre 2000 et 2020 qui bousculent cette vision, où les espaces ont été pensés résolument pour favoriser le jeu et l’activité physique des enfants : 2 établissements américains et 2 établissements danois. À l’issue de ce panorama, nous aurons glané plusieurs principes de conception permettant de faire d’une section jeunesse un espace d’activité.

La Bibliothèque publique de West Bloomfield

La bibliothèque de West Bloomfield (Michigan) fait figure de précurseur. Lorsque Clara Bohrer arrive à sa direction au début des années 90, elle se met en tête de révolutionner la section petite enfance. Après avoir recruté un architecte et un architecte d’intérieur, elle va leur dispenser une formation intensive basée sur des visites de crèches, d’écoles, de musées et des échanges avec des parents, des éducateurs, des experts de l’enfance. Ce bouillonnement va aboutir à un nouvel espace mis en place en 2000, puis étendu en 2002, sur une surface d’environ 550 m².

La nouvelle section jeunesse comporte un « learningscape » (difficile à traduire, disons « une zone d’éveil« ) destiné aux plus petits, qui prend la forme d’un parcours ludique avec différents éléments tactiles, des matières et des textures. Dès l’entrée dans la section, des murs en velcro proposent aux petits des activités simples : coller des images, rapprocher une lettre et une illustration, etc.

Un « playscape » (une « zone de jeu » ?) en forme de cabane s’adresse aux enfants plus âgés. On y trouve des décors et des jeux d’imitation (décor de feu de camp, dinette, établi…) qui sont régulièrement renouvelés. Un téléphone suggère grâce à des messages enregistrés des idées d’activités aux enfants (« installe-toi auprès du feu et raconte une histoire« , « lis un livre dans la tente« …).

Une salle vitrée complète le dispositif, on y trouve des Lego, des blocs de bois, des poupées en libre accès.

L’expérience de West Bloomfield s’inscrit dans un renouveau plus large des espaces jeunesse dans les bibliothèques américaines au tournant des années 2000. Dès 1997, le comté de Los Angeles mettait en place le concept de « Family Place Library » qui s’appuie sur quelques points de vigilance simples dont on retrouve la trace à West Bloomfield :

 

  • L’espace d’éveil est-il accueillant, bien conçu et sécurisé pour les bébés, les tout-petits, les enfants d’âge préscolaire et leurs accompagnateurs ?
  • Les jouets à usage ouvert sont-ils exposés sur des étagères basses, visibles et accessibles aux tout-petits ?
  • L’espace inclut-il des sièges confortables et des ressources pour les parents ?
  • La disposition de l’espace favorise-t-elle les interactions entre parents et enfants, entre parents, ainsi qu’entre enfants ?
  • L’espace est-il situé à l’écart des autres zones de la bibliothèque nécessitant une atmosphère calme ?
  • L’espace inclut-il des zones pour des activités à la fois calmes et dynamiques ?
  • La conception de l’espace transmet-elle le message que le jeu est un moyen d’apprentissage à part entière, et que les livres et les jouets sont tout aussi essentiels les uns que les autre ?
  • L’offre proposée permet-elle de sensibiliser les parents et le grand public au fait que les jouets les plus simples permettent les apprentissages les plus riches ?


    Cité par D.Stoltz, M. Conner, J. Bradberry, The Power of Play, ALA, 2015

Source des images : compte Instagram Little Guide Detroit.

 Les storyvilles des bibliothèques de Baltimore

Les storyvilles des bibliothèques de Rosedale et Woodlawn (comté de Baltimore, Maryland) sont nées en 2008 et 2011 suite à la découverte du concept de « playscape » par la bibliothécaire Lynn Lockwood. Son intention était de reproduire le principe d’un espace dédié au jeu d’imitation implémenté à West Bloomfield mais en le faisant passer à une échelle supérieure.

Les storyvilles comportent plusieurs zones thématiques pensées pour remplir 3 objectifs :

1) fournir des opportunités de jeu permettant le développement moteur, cognitif et linguistique de l’enfant,

2) permettre des interactions adultes-enfants (à travers le jeu ou la lecture à voix haute),

3) proposer des livres à feuilleter ou emprunter.

Chaque zone est scénographiée comme un mini parc d’attraction comportant des activités adaptées à différentes tranches d’âge.

  • Le jardin des bébés s’adresse aux enfants de 0 à 12 mois, il comporte des éléments tactiles en forme de fleurs ou d’animaux, des tapis où les enfants peuvent ramper, une haie permettant de jouer à « coucou-qui c’est ? », des livres cartonnés.
  • La baie et le bois des bambins ciblent plutôt la tranche d’âge 12-36 mois qui se caractérise par une croissance verbale et motrice explosive. Les enfants peuvent ramper dans un tronc creux, grimper sur des rochers, « hiberner » dans une grotte, soulever des volets cachant des images d’animaux, etc.
  • Les autres zones sont conçues pour les enfants de 2 à 5 ans : la zone de construction réunit différents jouets comme des LEGO, des véhicules, des déguisements, des livres sur les engins de chantier. Le tram 35, la maison, le magasin ou le théâtre permettent de jouer à « faire semblant » dans des environnements qui évoquent le quotidien.

Si West Bloomenfield pouvait encore sembler familier à des professionnels français, Storyville s’aventure sur un territoire plus original où la bibliothèque s’hybride avec l’aire de jeu. Pour trouver des exemples comparables chez nous, il faut jeter un oeil du côté des parcs d’attraction spécialisés dans la petite enfance, comme ceux de l’enseigne Palomano dont le concept est proche de Storyville… la gratuité et l’offre de livres en moins ! 

Source des images : James Bradberry architect.

La bibliothèque de Billund

Soyons francs : si les deux exemples qui précèdent interpellent, c’est par leur concept mais aussi par l’esthétique très mimétique ou littérale des scénographies mises en place, qui ne sont pas forcément au goût européen. Mes deux exemples suivants, qui viennent du Danemark, correspondent davantage à notre sensibilité française, tout en partageant une philosophie commune avec les expériences américaines.

L’idée que des espaces jeunesse doivent inclure des éléments favorisant l’imaginaire et la motricité, mais également comporter une forme d’indétermination, est un principe que l’on retrouve chez l’architecte néerlandais Herman Hertzberger, l’un des pionniers du design des espaces éducatifs (toujours actif aujourd’hui, il a commencé à dessiner des écoles Montessori dès les années 60) :

Fondamentalement, réussir le design d’une école consiste à créer des espaces informels qui ne sont pas strictement définis sur le plan fonctionnel mais qui peuvent être interprétés et appropriés par les gens qui vont les utiliser. (H. Hertzberger, « Rethinking school design », M. Husdon, T. Whye, Planning Learning Spaces, Laurence King Publishing, 2020)

Contrairement à ce que nous avons vu aux USA, il n’y a pas littéralement de cabane dans les arbres ou de tramway chez Hertzberger, mais des volumes, du mobilier, des micro-architectures plus abstraites dont l’enfant peut faire à volonté une table, un abri, une aire de motricité, etc.

L’influence d’Hertzberger est perceptible dans le travail de Rosan Bosch que j’ai déjà évoqué ici. La designeuse danoise a aménagé quelques bibliothèques publiques et surtout de nombreux établissements scolaires. Dans ses projets, on retrouve trois idées récurrentes :

1) L’esprit et le corps sont liés : pour activer les esprits il faut activer les corps.

2) Étant donné qu’il y a une multitude de façon de penser, réfléchir, créer, un lieu éducatif doit forcément comporter une diversité d’espaces.

3) Des formes métaphoriques issues de la nature sont à la fois rassurantes et stimulantes.

La bibliothèque de Billund, au centre du Danemark, illustre bien cette philosophie.

Billund est la ville de LEGO (dont Bosch a également aménagé le siège social). La bibliothèque se trouve à proximité du parc Legoland et, à l’origine, l’établissement été offert à la ville par Ole Kirk Christensen, le créateur de LEGO. Il a été réaménagé en 2016 par le studio Rosan Bosch.

Le projet s’inscrit dans une double démarche : d’abord, contribuer à faire de Billund, « la capitale danoise des enfants » (une ambition de la municipalité). Le réaménagement fait également partie du projet Modelprogramme for Public Libraries du Ministère de la Culture, visant à développer des établissements pilotes basés sur le concept des 4 espaces.

Le lieu imaginé par Rosan Bosch est traversé de volumes où l’on retrouve les formes qu’affectionne la designeuse : des « grottes » pour s’isoler, des « feux de camp » pour se réunir, des « points d’eau » où expérimenter, des « promontoires » sur lesquels grimper et se montrer… Il y a une coulée de lave qui traverse la roche, une termitière géante, une rizière, une méduse… qui correspondent à autant de postures et d’usages possibles.

J’aime particulièrement la simplicité et l’ambivalence de la rizière qui est à la fois un présentoir pour livres, une assise surdimensionnée, un support d’escalade, un gradin utilisé lors des heures du conte.

Source des images : Rosan Bosch Studio.

Un point de vigilance : les conflits d’usage

Comment vit un lieu aussi dynamique ? Par curiosité, j’ai jeté un œil sur les avis Google. On retrouve plusieurs retours mitigés concernant l’agitation, le bruit ou la cohabitation entre adultes et enfants. Il me semble que le bâtiment est en partie responsable : la bibliothèque est située principalement dans un grand plateau allongé, alors que les autres projets de Rosan Bosch sont généralement davantage partitionnés. Une zone dynamique s’accommode bien mieux d’un espace semi-cloisonné permettant d’isoler, canaliser, rapprocher ou séparer les usages et les publics.

C’est un principe que l’on retrouve chez Hertzberger. L’architecte distingue en effet 2 types de salles de classe. La classe inarticulée (le modèle classique) correspond à une pièce géométrique qui contraint les enfants à tous réaliser la même tâche simultanément. La classe articulée, au contraire, comporte des alcôves, des niches et des recoins qui permettent un plus grand nombre d’options pour travailler de façon active ou statique, individuelle ou en groupe.

Combien de bibliothèques françaises construites depuis 20 ans sont composées d’un plateau unique et ouvert, comme une gigantesque salle de classe ? Combien souffrent aussi du bruit pour cette raison ? Beaucoup trop !

Selon moi, si les dispositif actifs/ludiques ont mauvaise réputation chez nous, c’est parce que beaucoup de nos architectes n’ont aucune sensibilité pour les usages et se contentent de reproduire des « formes » à la scandinave. Ils font rentrer au forceps des composantes actives/dynamiques dans des structures pensées pour être statiques/rigides, ce qui aboutit fatalement à des lieux dysfonctionnels.

Source : H. Hertzberger, Space and learninng, 010 Publishers, 2008.

L’étage LÆS de la bibliothèque centrale de Copenhague (Danemark)

Pour prévenir les conflits d’usage, une alternative possible à « l’espace articulé » peut être de dédier un plateau exclusivement à l’enfance, on neutralise ainsi une partie des tensions : celles qui ont lieu avec les adultes. C’est l’option que nous allons explorer avec mon dernier exemple.

L’étage LÆS (« lire ») de la bibliothèque centrale de Copenhague a été créé en 2020. Il comporte 1000 m² dédiés aux enfants de 0 à 12 ans. Le point de départ de ce projet est le constat que les petits danois lisent de moins en moins, ce qui peut avoir un impact néfaste sur l’acquisition du langage ou d’autres compétences indispensables dans la vie.

La plaquette de présentation du projet indique qu’il se base sur « les dernières découvertes en neurosciences« . En fait, on retrouve exactement la même philosophie que dans nos 3 exemples précédents (activer les corps/s’appuyer sur le jeu) avec un focus particulier sur la lecture.

L’étage nécessite de se déchausser. Il comporte 10 zones :

  • Le pré des sons, la source des lettres, la forêt « haut & bas », la montagne des mots et le volcan des histoires s’adressent aux 0-6 ans. Ces zones permettent de ramper et d’écouter des histoires, de manipuler des lettres géantes en mousse et de former des mots, d’apprendre des particularités de la langue danoise (l’usage des préfixes) tout en bougeant, ou simplement de lire seul ou en groupe en se blottissant dans une grotte ou en s’affalant sur un gradin.
  • Les langues du monde, le château des livres, l’allée de la littérature s’adressent aux plus grands. Ces zones comportent des collections présentées de façon intuitive et dynamique, avec énormément de facing et de sélections thématiques, ainsi que des éléments ludiques divers : carte du monde, jeux de lettres géants sur les murs, miroirs déformants…
  • 2 zones s’adressent à tout le monde : la station de dessin et l’aire de pic-nic.

LÆS s’appuie, entre autre, sur un rapport de 2017 soulignant l’importance des adultes dans la transmission du langage. Leur rôle dans l’étage a fait l’objet d’une réflexion particulière. Il n’y a pas de bureau d’accueil et d’information par exemple, des « hôtes » ont pour mission d’aller au devant des enfants et de systématiquement s’accroupir pour discuter avec eux.

Un aspect extrêmement intéressant du projet est sa documentation : l’ensemble des zones est décrit dans un livret d’inspiration qui détaille leur design, les principes mis en application, les modalités de médiation et des conseils pratiques (par exemple, dans la source des lettres : ne pas exposer de livres car il a été observé qu’ils étaient alors trimballés et jetés de la même façon que les lettres en mousse). On retrouve même dans ce document le coût de fabrication de chaque zone ! Il est évidemment rédigé en danois, mais vous parviendrez facilement à le déchiffrer en vous aidant d’un traducteur en ligne ou d’une quelconque IA.

Source des images : compte Facebook Københavns Hovedbibliotek

Quelques leçons à retenir

Les 4 projets que nous avons parcourus ensemble permettent de dégager plusieurs idées clés pour faire d’une section jeunesse un espace d’activité.

Je vais les récapituler pour conclure :

  • Intégrer le jeu en bibliothèque jeunesse ne se limite pas seulement aux collections : l’espace lui-même peut être ludique, ce qui permet d’associer développement moteur et développement cognitif.
  • Un espace d’éveil actif et ludique doit comporter plusieurs sous-zones visibles et accessibles (plutôt qu’une salle d’animation unique et séparée avec des activités tournantes, comme on le fait habituellement en France). Le zonage est un bon outil permettant de distinguer différentes activités et différents publics par tranche d’âge.
  • Pour prévenir les conflits d’usage, il est indispensable de penser l’insertion de cet espace dynamique dans l’ensemble de la bibliothèque. Un plateau dédié ou un étage comportant des alcôves ou des zones semi-cloisonnées doivent être privilégiés. Les grands plateaux indifférenciés et multi-publics doivent être proscrits.
  • Des formes évocatrices (inspirées de la ville, de la nature, des contes de fée…) contribuent à créer un univers familier, doué de sens et générateur d’interactions. Ces métaphores peuvent être exploitées de façon très littérale et figurative ou bien de façon plus ouverte et abstraite.
  • Il faut faire une place aux adultes dans le projet, réfléchir aux modalités d’accueil et de médiation favorisant les échanges entre enfants, parents et médiateurs. Les parents doivent être « formés » à l’intérêt du jeu et de la lecture partagée avec leurs bambins.

Maintenant que vous avez ces cartes en mains, je suis curieux d’avoir votre avis : verriez-vous un tel espace dans votre établissement ?

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