Le tiers-lieu comme infrastructure sociale
La notion de tiers-lieu a été forgée par le sociologue américain Ray Oldenburg en 1989 dans son ouvrage The Great Good Place. Elle désigne les lieux de sociabilité informelle où se tissent naturellement des liens entre les gens : bistrots, salons de coiffure, épiceries de quartier, centres sociaux, places du village, bureaux de poste, etc.
Oldenburg forge ce concept dans le contexte de ce qu’il appelle « le problème des lieux publics » (« the problem of place »). Il constate que la vie des américains à la fin du XXe siècle est de plus en plus écartelée entre le foyer (the first place) et le travail (the second place), deux environnements selon lui étouffants qui nécessitent un complément en voie d’extinction : les espaces publics informels ou tiers-lieux (third places) dédiés à la sociabilité.
Un tiers-lieu a généralement une toute autre fonction à la base, mais sa facilité d’accès en fait l’endroit idéal où rencontrer du monde. Oldenburg consacre par exemple un chapitre aux cafés français dont la fonction de base est de servir à boire, mais qui sont surtout des endroits où l’on se retrouve entre amis pour passer du bon temps.
Les tiers-lieux ont aussi le pouvoir de créer des liens entre des inconnus. Lisa Waxman, dans l’ouvrage qu’elle a consacré aux cafés, indique que les résultats de ses recherches diffèrent légèrement des idées d’Oldenburg (qui considère les tiers-lieux avant tout comme des environnements propices aux conversations) :
Les entretiens que j’ai réalisés avec des clients de tiers-lieux indiquent que la simple présence d’autrui et la compagnie de visages familiers – même s’il y a peu ou pas d’interactions verbales – donne quand même le sentiment d’être connecté et d’appartenir à un tout. » (Lisa K. Waxman, Designing Coffee Shops and Cafés for Community, Routledge, 2022)
Depuis une quinzaine d’année, et surtout en France depuis le mémoire de conservateur de Mathilde Servet publié en 2009, on cite souvent les bibliothèques publiques parmi les exemples de tiers-lieux. Oldenburg ne les mentionne pas dans son livre de 1989, mais Eric Klinenberg leur consacre plusieurs pages dans son ouvrage de 2018, Palaces for the People (qui prolonge certaines idées d’Oldenburg).
Pour Klinenberg, il n’y a aucun doute sur le fait que les bibliothèques contemporaines sont identifiées par le public comme des tiers-lieux. « Le problème auquel font face les bibliothèques aujourd’hui, » observe-t-il, « n’est pas que les gens les fréquentent moins ou empruntent moins de livres. Au contraire : elles sont tellement fréquentées, pour des motifs tellement variés, que les bibliothécaires sont complètement débordés » .(E. Klinenberg, Palaces for the People, Crown Publishing Group, 2018)
Si autant de gens élisent les bibliothèques comme espaces de sociabilité, c’est notamment parce que les lieux publics, gratuits ou peu onéreux, ouverts à tous, où l’on peut retrouver des amis ou des « inconnus familiers », tendent à disparaitre : à Paris, 40% des cafés ont fermé en 20 ans (source : Le Parisien). « Le problème des lieux publics » qu’Oldenburg considérait comme un phénomène typiquement américain en 89, est désormais une réalité en France.
La disparition des cafés est une véritable perte. Klinenberg souligne en effet que les tiers-lieux forment une infrastructure sociale essentielle au bien-être et à la résilience des communautés. Cette conclusion découle notamment de l’étude qu’il a menée sur l’impact social des canicules. Si l’on compare deux quartiers également défavorisés économiquement, en cas de catastrophe, celui qui dispose d’une meilleure infrastructure sociale connaitra moins de décès. L’explication est simple : dans les moments difficiles, la solitude, l’absence de liens avec des amis, des voisins ou de simples connaissances, peut littéralement vous tuer, surtout si vous êtes un individu fragile (une personne âgée, malade, handicapée, sans domicile ou sans emploi).
L’existence et le maintien de tiers lieux est donc un enjeu public majeur.
Les tiers-lieux auto-déclarés : un glissement de sens
Venons-en maintenant aux tiers-lieux représentés par France tiers-lieux. Même si le mot est le même, ils sont en fait très différents du type d’endroit que je viens de décrire à grands traits.
Prenons un exemple : la photo ci-dessus représente Bryant Park, un célèbre parc situé à côté de la New York Public Library, rénové en 1988 en suivant les consignes de l’urbaniste et intellectuel multicarte William Whyte. Le parc a également été le premier a New-York à proposer du Wifi gratuit dès 2002. Ancien repère de dealers, le parc est maintenant un tiers-lieu au sens premier du terme, c’est-à-dire au sens d’Oldenburg : un lieu de séjour, de rendez-vous et de flânerie au milieu de la foule…
Pourtant, ce n’est pas le genre d’endroit que France tiers-lieux a vocation à défendre. La même remarque est valable au sujet de tous les lieux énumérés par Oldenburg en sous-titre de son livre de 1989 (cafés, librairies, bars, salons de coiffure et autres lieux de rencontre).
La différence entre les tiers-lieux classiques, comme Bryant park, et les nouveaux tiers-lieux découle de trois glissements de sens.
Premier glissement
Une caractéristique importante des tiers-lieux selon Oldenburg est d’être élus par les gens qui ajoutent eux-mêmes une couche de sociabilité à des lieux ayant généralement une autre fonction. Les nouveaux tiers-lieux, au contraire, s’auto-définissent ainsi. Le mot tiers-lieu, initialement descriptif, est devenu un label ou un étendard.
Deuxième glissement
En 2023, 55% des tiers-lieux auto-déclarés (appelons-les ainsi) sont des espaces de co-working (source). Sur son site, la Coopérative des tiers-lieux (une autre association de lobbying), définit ces derniers comme « des espaces où le travail se mélange à d’autres aspects de la vie en collectif » .
Bien qu’Oldenburg soit cité comme une caution plusieurs fois sur le même site, il n’y a rien de plus éloigné de sa vision. Lorsqu’un espace de coworking se baptise tiers-lieu, on assiste clairement à une OPA de la sphère productive sur la sphère sociale.
Troisième glissement
Une autre caractéristique du tiers-lieu original est d’être facile d’accès, gratuit ou peu onéreux. France tiers-lieux affiche parfois parmi ses valeurs fondamentales « l’accueil inconditionnel » (jolie formule), comme dans cette infographie. Pourtant dans ma ville, Nantes, qui déborde de tiers-lieux, aucun n’est accessible gratuitement (et la plupart ne sont pas donnés !)… Certains ne sont même pas accessibles du tout, comme le Grand Bain.
Il y a quelques semaines, j’apprends l’ouverture de ce « tiers-lieu coopératif » installé dans les anciens bains-douches municipaux. Je me sens donc autorisé à envoyer un mail pour savoir si je peux visiter le lieu ou même utiliser un espace de travail. La réponse a été simple et rapide : « désolé, mais c’est strictement réservé aux acteurs de l’économie sociale et solidaire » . Je n’ai aucun problème avec le fait que l’ESS dispose d’un lieu à elle… mais pourquoi employer le mot « tiers-lieu » pour ce qui est en fait un local privé ?
« Tiers-lieu » ou « troisième lieu » ?
Faisons une brève parenthèse linguistique. L’usage en français du mot « tiers-lieu » pour traduire « third place » a probablement encouragé les glissements de sens précédents. Le mot « tiers » peut évoquer une demi-mesure, un moyen terme, une interface. Pourtant, chez Oldenburg, les lieux de sociabilité ne sont pas « à mi-chemin » entre le domicile et le travail. Tous les trois appartiennent à des univers distincts.
Traduire « tiers-lieu » par « troisième lieu » comme l’a fait Mathilde Servet dans le mémoire qui a popularisé cette notion dans le monde de la lecture publique est bien plus juste sur le plan linguistique. Mais ce n’est pas l’option qui s’est imposée ailleurs…
Malheureusement, la coexistence des deux termes est une source de perplexité sans fin chez les bibliothécaires qui se demandent fréquemment si une bibliothèque troisième lieu est forcément un tiers-lieu et inversement, si l’un englobe l’autre ou pas, s’il y a une exclusion ou bien une hiérarchie entre les deux. Ces débats byzantins n’ont aucun intérêt : ils ont pour unique source une subtilité linguistique et un hasard de traduction, et ils sont intraduisibles en dehors d’un contexte franco-français. C’est la raison pour laquelle j’essaie de me limiter au mot « tiers-lieu » : un mot unique qui malgré son imperfection est compris par le plus grand monde.
Un seul mot est nécessaire selon moi parce qu’il y a un seul concept forgé par Oldenburg, « third place » en anglais, troisième lieu ou tiers-lieu en français, mais avec des glissements de sens et une compétition entre plusieurs visions afin de se l’approprier.
La compétition des tiers-lieux
En effet, non seulement les tiers-lieux auto-déclarés n’ont souvent rien à voir avec les tiers-lieux originaux, mais ils peuvent parfois être en compétition avec eux ou répondre à des objectifs diamétralement opposés.
Comme le soulignait Mickaël Correira dans un article de 2018, « le terme de tiers-lieu s’est progressivement dénaturé jusqu’à qualifier de facto tout espace hébergeant des activités pluridisciplinaires, gratuites comme lucratives » . Ces lieux hybrides, prisés par la classe intellectuelle nomade, investissent souvent des quartiers populaires ou des friches industrielles. Ils peuvent alors contribuer à une dynamique de gentrification ou évincer des tiers-lieux classiques moins clinquants mais ayant une valeur sociale bien plus forte.
Kelly Bogue et Sinead Ouillon observent par exemple qu’au Royaume-Uni, le développement de nouveaux tiers-lieux (comme les fablabs) a été concomitant du désengagement des pouvoirs publics vis-à-vis de tiers-lieux plus classiques (comme les bibliothèques). Source.
Dans le même ordre d’idée, dans son article, Mickaël Correira cite Claudio, le membre d’un collectif d’habitants, qui déplore le développement de tiers-lieux à Belleville (dans l’est de Paris):
Ces tiers-lieux excluent symboliquement les habitants les plus précaires du quartier […] On autorise temporairement des occupations de friche par des acteurs privés mais en parallèle, dès qu’il y a une occupation informelle de l’espace public […], comme quand, encore récemment, des jeunes font un barbecue improvisé dans la rue ou des militants organisent un marché gratuit, la police est systématiquement envoyée.
Je dois préciser ici que mon intention n’est pas de dresser un camp contre un autre, et encore moins de faire un portrait à charge des nouveaux tiers-lieux, mais de pointer une divergence de sens (et parfois d’intérêt) cachée derrière un mot unique.
Si les dérives évoquées par M. Correira peuvent exister, les tiers-lieux auto-déclarés peuvent aussi être des projets passionnants issus d’initiatives citoyennes. Ils sont souvent utiles et innovants, avec des modes de gouvernances originaux et une exploitation intelligente de lieux existants. Malgré tout, la plupart du temps, leur effet sur la société n’est pas celui des tiers-lieux classiques : aucun espace de coworking, aucun Grand Bain, ne sauveront jamais une personne âgée en période de canicule.
Lorsqu’on parle d’augmenter le financement public des tiers-lieux, comme le fait Patrick Levy-Waitz lors de sa tournée des médias en septembre dernier, la première question à se poser est donc : quels tiers-lieux ? car en fonction du sens que l’on donne à ce mot, il ne s’agira pas de la même politique publique.
- Financer des tiers-lieux, au sens d’Oldenburg, c’est étendre ou protéger l’espace public, favoriser la sociabilité et créer du commun.
- Financer des tiers-lieux au sens de France tiers-lieux, cela correspond plutôt à une volonté de stimuler un pan de l’économie (le sous-secteur des services qui réunit principalement des travailleurs indépendants, nomades et créatifs) afin de créer de la valeur.
Les deux démarches sont légitimes, mais il faut bien savoir de quel côté on se situe pour éviter tout malentendu. Lorsque P. Levy-Waitz interpelle les pouvoirs publics pour obtenir du soutien, ses arguments évoquent exclusivement le profit économique. Le modèle de référence pour France tiers-lieu est la start-up plutôt que le jardin public ou le café du commerce :
Je lance un appel à Elisabeth Borne, la Première ministre, à Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, et à Dominique Faure, la ministre des Collectivités territoriales. Il faut massivement renforcer et donner un nouvel élan puissant à ce mouvement des tiers-lieux […] Ce n’est pas de l’aumône, c’est tout simplement faire naître une nouvelle économie […] le chiffre d’affaires réalisé en moyenne par un tiers-lieu est de 250 000 euros, le même que celui d’une start-up. Alors je pose la question : pourquoi l’Etat ne fonce pas pour permettre le développement d’une économie territoriale ? (P. Levy-Waitz, propos rapportés par Libération)
Du côté des bibliothèques…
Revenons aux bibliothèques publiques puisqu’elles sont le sujet principal de ce blog : dans quelle catégorie les classer ? Espaces de sociabilité ou lieux multifonctions générateurs de valeur ?
Comme le souligne Klinenberg, les bibliothèques sont souvent élues comme des lieux de vie et de séjour étant donné le nombre toujours plus limité d’espaces publics gratuits et accueillants.
En même temps, comme les nouveaux tiers-lieux, les bibliothèques sont aussi souvent des lieux hybrides, intégrés à des bâtiments multifonctions. Elles proposent fréquemment des places de travail en libre accès ou réservables (comme dans un espace de co-working) ou des outils tels que des imprimantes 3D (comme dans un fablab). Les bibliothèques les plus séduisantes, aux Pays-Bas ou en Scandinavie, jouent aussi la carte de l’esthétique « comme à la maison » que l’on retrouve dans la plupart des tiers-lieux (avec des canapés, du mobilier chiné ou recyclé, etc.).
On peut donc considérer les bibliothèques publiques à la fois comme des espaces de sociabilité, des tiers-lieux au sens premier du terme, et comme des lieux hybrides qui partagent certains traits communs avec les nouveaux tiers-lieux.
Si ces deux voies méritent d’être explorées, dans les projets menés par Chemins faisants, nous accordons toujours la priorité au tiers-lieu entendu comme lieu de vie pour une communauté. Nous revenons, à chaque fois que nous le pouvons, vers les idées et les préconisations émises par Oldenburg, Klinenberg, Whyte et les autres penseurs ou praticiens de l’espace public qui s’inscrivent dans leur lignée.
Dans notre formation consacrée à la bibliothèque tiers-lieu, nous commençons par exemple par balayer avec les participants les 8 critères énoncés par Oldenburg dans The Great Good Place afin de voir où ils se situent par rapport à ce modèle et dans quelle direction ils souhaitent aller, avant d’évoquer dans un second temps la diversification possible des offres et des services.
Support d’activité employé dans notre formation tiers-lieu. Lien vers la version PDF.
Pourquoi ce biais en faveur de l’idée du tiers-lieu comme lieu de sociabilité, alors qu’elle a été presque entièrement phagocytée par une autre vision plus vendeuse ?
Tout simplement parce que beaucoup de bibliothèques publiques brandissent le mot « troisième lieu » comme un totem dans un projet d’établissement, ou bien elles privilégient une vision essentiellement matérielle de ce concept (« des canapés design et des ateliers tricot » ).
Parfois, le titre de « tiers-lieu » est revendiqué par des bibliothèques en quasi-autarcie. Dans la foulée, on met en place de nouvelles activités qui relèvent traditionnellement des mouvements d’éducation populaire, ce qui génère des tensions avec d’autres acteurs présents sur ce terrain depuis plus longtemps et de façon moins opportuniste (associations, maisons de quartier, MJC…).
Je ne compte plus les ateliers que j’ai animés avec des bibliothécaires, en insistant pour inclure d’autres acteurs, au cours desquels ils se sont rendus compte en discutant que l’offre de jeux vidéo, les cours de cuisine ou la grainothèque qu’ils envisageaient de mettre en place dans un nouveau tiers-lieu existait déjà, de l’autre côté de la rue, dans la MJC d’en face.
Bref : beaucoup de bibliothèques s’auto-définissent comme des tiers-lieux mais sous-estiment la composante humaine dans leur projet, son insertion dans un territoire et une communauté.
Ces établissements peuvent se retrouver en situation de crise, parce que d’un côté ils ont tout fait pour être davantage fréquentés mais d’autre part, ils ne sont pas suffisamment outillés (malgré tous les investissements matériels réalisés) pour accueillir un public plus divers et des usages plus variés (ce que savent parfaitement faire les acteurs de l’éducation populaire). On entend régulièrement parler de bibliothèques flambant neuves qui ont connu des heurts avec des « publics difficiles » ou bien qui ont dû recruter des vigiles pour répondre à un afflux d’usagers « turbulents » (souvent des adolescents).
Dans ce type de situation, les détracteurs du « troisième lieu » s’en prennent immédiatement à ce modèle, assimilé à une source de désordre ou d’anomie. De mon point de vue, ils jettent le bébé avec l’eau du bain : dans ces crises, ce n’est pas la notion de tiers-lieu en tant que telle qui est à incriminer mais plutôt une prise en compte insuffisante du facteur humain tout en se définissant comme un tiers-lieu.
Aujourd’hui, une bibliothèque publique peut se passer de poufs et de canapés. Elle peut se passer d’ateliers tricot, d’imprimantes 3D, de PS5 et de grainothèques. Elle peut même se passer du label « tiers-lieu » dûment estampillé France tiers-lieux (cela n’empêche pas cet horizon d’être professionnellement stimulant).
Mais aucune bibliothèque publique ne peut se passer d’être un tiers-lieu au sens premier du terme. Aucune bibliothèque ne peut se passer de tisser des liens avec son public, son territoire, ses partenaires. Aucune bibliothèque ne peut se passer de réfléchir à ses conditions d’accueil, afin qu’elles soient adaptées à un public culturellement et socialement mixte.
S’inspirer de lieux hybrides comme les fablabs ou les espaces de coworking, qui revendiquent eux-aussi le titre de tiers-lieux, mais qui s’adressent à un public privilégié (ou choisi) ou qui sont payants, ne peut arriver que dans un second temps, comme une cerise sur le gâteau.
Contenu modifié le 17 novembre à la demande des auteurs du livre Penser la médiathèque en situation de crise (Editions de la Bpi, 2022) qui estimaient que la mention de l’ouvrage faite dans la dernière partie de l’article n’était pas conforme à son contenu. J’ai supprimé ce passage mais j’invite le lecteur à consulter ce livre disponible en ligne en prolongement de ce billet.