Violaine, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis responsable du département jeunesse de la bibliothèque de la Part-Dieu, chargée de la coordination du réseau jeunesse des bibliothèques de Lyon. Je ne suis pas bibliothécaire de formation, je viens du milieu de la médiation culturelle et patrimoniale.
Je suis arrivée à la BM de Lyon (BML) en 2005, première surprise d’être recrutée à 26 ans sur un poste aussi important. J’y ai découvert bien plus qu’une bibliothèque : un pôle culturel aux richesses inouïes, un terrain de jeu incroyable, un lieu d’expérimentation pour interroger la place de la culture dans la cité.
Parlons du réaménagement du département jeunesse que tu as piloté en 2022-2023. Quel a été le point de départ de ce projet ?
L’équipe jeunesse avait porté en 2020 une première réorganisation de l’espace sans changement du mobilier pour faire face à la hausse constante de la fréquentation et des prêts, mais nous rencontrions toujours des problèmes d’ergonomie et de rangement des collections. Notre mobilier avait 20 ans, il était disparate et objectivement moche. Pourtant, la salle avait une âme, les lecteurs y étaient profondément attachés et nous aussi.
En 2020, une nouvelle équipe municipale a été élue. L’un des objectifs du mandat est de faire de Lyon une ville des enfants. Cette ambition a été traduite dans le projet d’établissement de la BML avec un principe directeur : « une bibliothèque à hauteur d’enfant ». Nous avons donc travaillé cette question de façon transversale avec mes collègues.
Comment avez-vous procédé pour définir les grands axes du réaménagement ?
Nous avons tout d’abord recueilli les attentes et besoins de notre public, en leur proposant un mur d’expression (Imaginons la bibliothèque de demain). Nous avons également proposé des concours d’écriture aux enfants et aux adultes (Nous sommes en 2040, vous revenez au département jeunesse avec vos enfants ou vos petits-enfants, que voyez-vous, que faites-vous ?) Nous avons enfin organisé un biblioremix avec le club des bibliothécaires junior (un rendez-vous récurrent durant un an avec un groupe composé d’une quinzaine de pré-ados).
Pour documenter les usages du public, nous avons travaillé avec des stagiaires de l’école d’art Émile Cohl qui ont croqué nos lecteurs pendant 2 ans, notamment leurs postures : comment nos lecteurs détournent nos canapés ou nos chaises, comment ils s’installent pour lire à 2, à 4, en groupe, etc. Cela nous a permis de créer une banque d’images qui nous a aidé dans nos choix de mobiliers et d’assises.
Nous avons aussi employé des méthodes plus classiques : enquête auprès des professionnels et des usagers, analyse des baromètres de satisfaction réalisés tous les 2 ans, audit des autres secteurs jeunesse récemment rénovés dans le réseau de la BML, séances de lectures collectives (arpentages) afin de décortiquer toute la littérature professionnelle disponible : tes articles de blog, les ouvrages édités par l’ENSSIB, par la Bpi, etc.
Tout cette matière nous a permis d’identifier les forces et faiblesses de la salle existante ainsi que les objectifs à atteindre. Nous avons également rédigé un plaidoyer décrivant notre vision du département jeunesse comme « permaculture d’enfance » et un référentiel des espaces jeunesse en 10 points, communs à tous les secteurs jeunesse de la BML.
Peux-tu expliquer le sens de cette métaphore étonnante : permaculture d’enfance ?
C’est une expression que j’utilise dans ce plaidoyer où je décris le département jeunesse (qui est localisé au sous-sol de la Part-Dieu) comme « un sol vivant, un terreau fertile dans lequel les enfants vont pouvoir prendre racine, un inframonde dans lequel ils puiseront des ressources et de la force pour grandir et s’épanouir. »
Dans ce projet de réaménagement, il y avait beaucoup de changements et de choix à faire (choix de mobilier ou d’agencement, choix de collection, création d’une artothèque enfant…) Si je voulais atteindre cet objectif, que l’équipe s’en empare et que le public y adhère, il nous fallait une vision commune. J’avais une idée assez claire de la direction à suivre avec mon équipe, mais nous avions du mal à la partager avec nos différents interlocuteurs (autres collègues, prestataires, fournisseurs…).
Pour partager une vision, il faut trouver des images simples ou raconter des histoires. C’est pour ça que j’ai écrit ce texte : pour expliquer simplement ce qu’on est, ce qu’on fait, qui sont les habitants de ce sous-sol, ce qu’ils y vivent. Ça a bien fonctionné et le texte m’a servi tout au long du projet. Je pouvais y revenir, le rappeler, et puis la « permaculture d’enfance » c’est une image qui plaît beaucoup, en deux mots elle transmet l’essentiel.
Passons au volet opérationnel du projet : quelle est la superficie de l’espace réaménagé et quel a été le budget de l’opération ?
L’espace jeunesse compte 460 m² + une salle d’animation et un hall que nous avons complètement repensé, soit 600m² environ. Le budget global du réaménagement est de 200 000€ TTC, en comptant le mobilier, les travaux de menuiserie et les prestations de l’architecte et du cabinet graphique.
Pour des raisons budgétaires, les bibliothécaires sont souvent obligés de mener des projets de réaménagement seuls, sans AMO, sans architecte, sans designer, sans graphiste… Toi au contraire, tu as pu collaborer avec des professionnels ?
En effet, j’ai travaillé avec 86 l’atelier, une agence d’architectes qui avait une vision assez juste de ce que devait être une bibliothèque aujourd’hui (c’était l’une des questions posées lors de l’appel d’offre). Ils se sont associés à Pirate, l’atelier graphique qui avait créé plusieurs stands pour des salons. C’est une expérience qui m’intéressait car elle correspondait vraiment à notre espace jeunesse : une salle avec beaucoup de passage où on veut créer des ambiances et des univers qui sont comme un peu comme des « stands. »
Ce binôme m’a aidé à résoudre plusieurs problématiques très concrètes que nous avions identifiées en amont : comme faire entrer toutes les collections dans la salle tout en réduisant leur emprise au sol, créer des espaces modulables (en sachant qu’on ne refera probablement pas la salle avant 20 ans) ou répondre à tous les besoins physiques des lecteurs (vestiaire, goûter, parking à poussette, prises…). Ils m’ont également accompagné dans le choix du mobilier.
L’agence Pirate, a conçu notre identité visuelle en partant du logo « B » de la BML retourné pour le transformer en petits personnages, « les biblios », à mi-chemin entre les minions et les fantômes de Pac-Man. La signalétique est vraiment un point fort de notre réflexion, à la fois pour créer une identité mais aussi pour penser l’accessibilité. Nous l’avons déclinée en pictos, sous forme de grands tapis vinyles, en PLV pour signaler des collections, en paravents utilisés pour les affiches…
Si tu devais retenir un ou deux autres partis-pris forts dans ce projet, que mettrais-tu en avant ?
Nous sommes vraiment partis de l’expérience sensible d’une venue à la bibliothèque en prenant en compte le corps, les sens, les émotions. Avant d’entrer dans la salle par exemple, on doit d’abord traverser un grand hall puis un sas. On voulait retravailler cette zone de transition en imaginant le public qui arrive de l’extérieur, qui pose ses affaires et ses soucis dans des casiers, comme s’il entrait dans une bulle. On a choisi de jouer sur l’effet « wow », en peignant le sas en bleu nuit et en installant un grand « mur des merveilles » qui permet d’exposer des objets ou des livres. Il y a également une marelle, un grand jeu cherche et trouve, une chariotte à secrets.
Une autre composante importante du projet était de retrouver l’identité forte du bâtiment. Je pense notamment aux fresques sur béton de l’artiste Denis Morog installées en 1972 et qui étaient complètement cachées derrière des étagères. Ce sont des fresques très sensuelles. C’est quelque chose qu’on peut toucher et qui ne s’abîme pas, de l’art contemporain à portée de petits doigts que plus personne ne voyait ou n’appréciait. Nous souhaitions les dégager et inviter notre public à les voir, c’est pourquoi nous avons repris les motifs sur des tapis vinyles mais aussi dans les toilettes (ce qui leur donne un côté un peu psychédélique que personnellement je trouve très réussi !).
En fait, il s’agit de changer notre regard sur le lieu qu’on habite : en dégageant ces fresques qu’on avait sous les yeux mais qu’on ne voyait plus, on s’est rendu compte qu’elles étaient belles.
Je trouve important que les enfants grandissent dans du beau, sans qu’on leur dise « c’est beau » ou « c’est pas beau », mais en leur faisant côtoyer de belles choses au quotidien. C’est une forme de méditation silencieuse qui à mon avis a beaucoup d’effets sur l’éveil du regard du jeune public.
A propos de beauté et même de luxe, le fabricant retenu pour certaines assises n’est pas courant : il s’agit de Ligne Roset, une marqué réputée pour ses collaborations avec de grands designers comme Pierre Paulin ou avec le mobilier national…
Ça, c’est un petit coup de folie que j’ai réussi et j’en suis vraiment fière. Je ne trouvais rien qui me plaisait vraiment chez nos fournisseurs : marre du design scandinave, du mobilier inconfortable, et pas envie de canapés fabriqués en Chine… Pour les enfants je voulais du beau, du design, du confort… et si possible du local.
En visitant le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France à Paris qui a été récemment rénové, je marque un arrêt devant les fauteuils installés dans le café : petits, compacts, hyper confortables… Je cherche la marque et je vois : Ligne Roset. Rentrée à Lyon, je prospecte et découvre qu’il s’agit de la ligne Hemicycle, fabriquée dans l’Ain, à moins de 100 km. Je les contacte en pensant que ce sera forcément hors budget. J’ai au contraire échangé avec un interlocuteur très intéressé par le projet et par l’idée d’offrir du design aux petits lecteurs de la bibliothèque. L’offre commerciale s’est révélée parfaitement conforme aux prix des différents marchés en cours.
Nous avons finalement choisi le mobilier Élysée, crée par Pierre Paulin pour le président Pompidou dans les années 70 (date de création de la bibliothèque de la Part Dieu). Le public apprécie vraiment, même s’il ne sait pas que c’est du design haut-de-gamme : les enfants de 2 ans grimpent dessus sans aucun souci, les ados adorent se vautrer dedans, les adultes sont installés très confortablement… On dirait vraiment que ces petits canapés sont faits pour un secteur jeunesse !
Il y a aussi du mobilier sur mesure, comme des cabanes, ou le mur des merveilles que tu as évoqué…
Notre souhait était de créer des espaces identifiés. Mais cela semblait compliqué avec l’enveloppe budgétaire allouée. Par ailleurs, j’aime travailler avec la jeune génération dans mes projets. Pour réaliser ces travaux de menuiserie, j’ai donc contacté un lycée professionnel : le lycée Lamache (qui a une section bac pro, BTS menuiserie et agencement bois). Je crois qu’on a ce devoir en tant que service public d’impliquer et d’offrir des opportunités aux jeunes, que ce soit en prenant des stagiaires ou en travaillant avec des écoles.
Le résultat est à la hauteur de nos attentes, dans les finitions et le rendu, mais selon moi, la plus belle des réussites réside dans les échanges que nous avons pu avoir avec ces jeunes et leurs enseignants. Comme nous n’avons fermé que 3 semaines, une partie du chantier du mur des merveilles s’est faite en présence du public, et c’était une véritable attraction pour tous les enfants de pouvoir discuter avec les jeunes menuisiers. Peut-être que cela a fait naître quelques vocations ?
Au-delà de ce projet que tu as mené de main de maître, tu donnes également des formations consacrées à l’aménagement des sections jeunesse en bibliothèque. Quel est ton point de vue sur ces espaces en général ? Personnellement, je constate qu’ils sont souvent sous-dimensionnés et confinés par les architectes dans des zones exiguës, alors que les enfants représentent généralement la moitié du public en bibliothèque municipale (sans parler des adultes qui les accompagnent). Partages-tu ce constat ?
En effet, c’est toujours le cas. Je ne l’explique pas, sinon par le fait que les secteurs jeunesse ont pendant longtemps été considérés comme un espace non défini, entre la garderie, le square et l’annexe de l’école aux yeux des organes décisionnaires, avec une vision très intellectuelle du métier orientée collections plutôt que publics.
La jeunesse n’a jamais représenté une part importante dans les cours à l’ENSSIB ou à l’INET, alors qu’elle concentre une part énorme des enjeux des bibliothèques de demain.Les collègues jeunesse sont tellement accaparées par leur travail de terrain, qu’ils/elles ont très peu de temps disponible pour analyser, commenter, et partager leur travail… ce qui contribue à l’invisibiliser.
Je constate avec satisfaction qu’en s’orientant davantage vers le public, en travaillant l’accessibilité, et en mettant la médiation au cœur du métier, les collègues qui travaillent auprès d’adultes comprennent et développent enfin des idées importantes que les secteurs jeunesse appliquent depuis toujours !
Certains bibliothécaires choisissent de mêler sur les mêmes rayonnages documents adultes et jeunesse. Qu’en penses-tu ? La jeunesse doit-elle forcément être confinée dans une zone spécifique ?
Nous avons tenté ce modèle à Lyon dans les 3 dernières bibliothèques construites. Les premiers retours sont négatifs : les collections 11-15 ans sortent beaucoup moins quand elles sont mélangées dans les secteurs adultes. Les enfants ne les trouvent pas. Le public de cette tranche d’âge a fortement baissé ou se retranche sur les jeux…
Je pense qu’il faut mixer les publics et les usages plutôt que les collections : à l’exception de la petite enfance qui nécessite vraiment un endroit dédié, un enfant qui lit ne fait pas plus de bruit qu’un adulte, une famille qui joue fait autant de bruit que des mamies qui discutent, un ado qui travaille ne dérange personne, etc.
Pour finir, quels conseils pourrais-tu donner à d’autres bibliothécaires souhaitant réaménager leur espace jeunesse ?
Il y a une citation que l’on attribue à Saint-Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. »
En premier lieu, il faut avoir un projet, une vision, un idéal de bibliothèque que l’on va défendre et partager avec notre hiérarchie et nos élus. Cette vision forte doit tenir en 1 page. Il faut aussi définir les objectifs très concrets auxquels on veut aboutir, et connaître ou définir le cadre temporel, financier et administratif du projet.
Si on collabore avec des architectes, il ne faut pas leur déléguer aveuglément le dossier, mais co-construire le projet avec eux : ils maîtrisent les outils, les normes, les règles, on connaît notre public, les usages, les besoins. Il faut tester les mobiliers avant de les acheter, insister auprès des fournisseurs pour pouvoir contacter des bibliothèques qui les ont, avoir un retour d’expérience à l’usage, sur la solidité, la praticité, le nettoyage…
Il faut aussi penser à nous, les bibliothécaire (nous sommes les premiers habitants de cet espace), à la fluidité des passages de chariots, à l’ergonomie pour le rangement, à la facilité de surveillance et d’accompagnement et aux moyens humains nécessaires pour faire vivre le lieu que l’on est en train de créer.
La question de la transition écologique me semble importante, quelle que soit la taille de notre projet. Nous avons, en temps qu’institution publique, un rôle fort à jouer. Cela se joue sur au moins deux points : privilégier des fournisseurs de proximité, le réemploi et surtout redistribuer tout le mobilier encore en état qu’on va retirer de notre salle. C’est aussi un point dont je suis fière, rien n’a été jeté qui était encore en état de servir, tout a été redistribué aux bibliothèques, aux écoles, aux associations. C’est un gros travail, mais cela me semblait essentiel.
Enfin, il faut travailler la communication tous azimuts, avant, pendant, après, auprès des collègues et du public, penser aussi en amont à toutes les personnes que ça va impacter et à quelle échelle.
J’insiste aussi sur un point que je répète à mes stagiaires : il n’y a pas de bibliothèque idéale dans l’absolu. Il faut toujours imaginer une bibliothèque pour un territoire, un public… Chaque projet doit être du sur-mesure.
Il faut rêver, il faut oser, il faut prévoir quelque chose de modulable, d’évolutif. Se dire que le public trouvera toujours des usages auxquels on n’avait pas pensé, détournera nos belles idées, et que nous adapterons notre proposition au fil du temps et de nos observations.
Merci beaucoup Violaine !
Avec plaisir, je suis heureuse de pouvoir partager cette expérience après avoir moi-même bénéficié de celle des autres sur ton blog et ailleurs.
Vous aussi vous avez mené un projet en lien avec vos espaces (étude des usages, aménagement, réaménagement, création de mobilier, etc) ? Vous pensez que votre expérience est instructive et mérite d’être partagée ? N’hésitez pas à me contacter pour qu’on en parle :
nicolas@cheminsfaisants.fr
Crédit photos :
Violaine Kanmacher (DR)
Pirate, l’atelier graphique (DR)
86, l’atelier (DR)
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