Les idées de Rosan Bosch
Rosan Bosch est une designeuse danoise spécialisée dans la conception d’établissements scolaires. Elle a également aménagé plusieurs bibliothèques publiques, comme celle de Hjørring que vous connaissez peut-être déjà, car elle a souvent été citée comme l’un des premiers exemples d’établissement tiers-lieu.
Les réalisations de Rosan Bosch sont colorées, ludiques et organiques. Sa patte est très reconnaissable, ce qui n’est pas étonnant de la part d’une ancienne artiste plasticienne. Son travail est cependant loin de se limiter à cette dimension esthétique très frappante au premier abord : pour concevoir des espaces de travail, elle s’appuie en effet sur un modèle théorique qu’elle a repris et adapté à partir des concepts développés par l’essayiste David Thornburg dans son livre de 2013, From the Campfire to the Holodeck.
Puisque l’on parle d’influences, ajoutons que Rosan Bosch a à son tour inspiré l’Education nationale en France pour la démarche Archiclasse qui vise à réinventer les espaces scolaires.
La philosophie de la designeuse est bien résumée dans une petite brochure baptisée Designing for a Better World Starts at School (DBW) et, de façon plus approfondie, dans le beau livre Play to Learn (PTL) publié en 2021. Ses idées s’inscrivent dans la lignée de la pédagogie Reggio, qui considère que l’espace physique est un « troisième éducateur » (les deux autres étant l’enseignant lui-même et les autres enfants).
Pour Rosan Bosch, il y a différentes façons d’apprendre, qui varient non seulement en fonction des individus, mais aussi en fonction des instants. Or, l’aménagement traditionnel des lieux d’enseignement nie (ou exploite de façon très imparfaite) cette diversité. Bref, l’espace physique est bien souvent un mauvais maître :
« Dans l’environnement scolaire classique où les élèves reçoivent des informations de façon passive, leur activité cérébrale est très basse […] Chaque apprenant devrait avoir accès à une variété d’espaces et de situations d’apprentissage et pouvoir les combiner librement sous forme de séquences spatiales. Parfois, on apprend mieux en étant assis, seul et concentré. D’autres fois, il est préférable d’être installé dans un espace ouvert et fréquenté, à proximité d’une cafétéria ou d’un escalier animé. Il est parfois nécessaire de travailler en groupe, pour réfléchir à plusieurs et rebondir sur les idées des autres […] De mon point de vue, les institutions scolaires comportent trop de zones qui sont strictement programmées, elles proposent des expériences spatiales trop rudimentaires, et un enchainement des espaces qui est trop directif. Les apprenants ont besoin de liberté spatiale et de diversité. » (DBW)
Pour permettre à des élèves de construire leurs propres séquences spatiales, Rosan Bosch privilégie les grands espaces ouverts comportant de nombreux îlots entre lesquels ont peut librement naviguer. Cette approche développée pour des lieux d’enseignement alternatifs se prête particulièrement bien à une transposition dans les bibliothèques publiques, qui sont des espaces d’autonomie par excellence (il y a bien longtemps, dans mon mémoire de conservateur, j’avais défini la bibliothèque comme « une école sans maître ni élève »).
Ces îlots dispersés dans l’espace permettent d’adopter des postures variées, seul ou en groupe. Leur forme sculpturale et colorée est conçue pour stimuler les sens, inviter au mouvement et aux interactions :
« Nous apprenons à la fois avec notre esprit et avec notre corps […] Activer vos sens permet de créer une relation avec ce que vous êtes en train d’apprendre, qui le rend pus pertinent, plus réel, et plus facile à assimiler […] Nous avons besoin de bouger. Lorsque nous arrêtons de bouger, notre cerveau ralentit […] En d’autres termes : mettre son corps en action, c’est aussi mettre son esprit en action […] On apprend plus vite lorsqu’on interagit avec d’autres personnes […] Il y a de nombreuses façon d’interagir et l’environnement physique devrait permettre et faciliter un maximum d’options : travailler seul ou à plusieurs, dans des groupes grands ou petits formant toutes sortes de constellations. » (PTL)
Le design de ces îlots se base souvent sur des métaphores inspirées par la nature. La bibliothèque des enfants de Billund comporte ainsi une île volcanique, un désert et une termitière géante, une méduse, une rizière…
Les 4 métaphores spatiales de Rosan Bosch
4 métaphores (issues en partie des idées de David Thornburg) reviennent de façon récurrente dans le travail de Rosan Bosch :
- la grotte,
- le feu de camp,
- le promontoire,
- le point d’eau.
Examinons de plus près ces 4 scénographies types qui correspondent également à 4 grandes situations d’apprentissage.
La grotte Les grottes peuvent prendre la forme de tubes, de cabanes, de niches ou de vides creusés dans des structures plus grandes. Elles permettent à un individu de s’isoler pour se concentrer et réfléchir. Typiquement, une grotte pourra accueillir une ou deux personnes maximum, guère plus.
Ces espaces sont prisés par les enfants les plus jeunes qui apprécient de se blottir dans des cocons protecteurs. Pour les enfants qui restent à l’extérieur, les grottes permettent d’apprendre à respecter le besoin de solitude ponctuel de leurs petits camarades. Les étudiants les plus âgés peuvent les utiliser pour se concentrer ou pour assimiler des connaissances complexes. Lors des périodes de stress intense (révisions, examens…), une grotte constitue un abri où se ressourcer et se détendre.
Les grottes ne nécessitent pas plus de surface que des assises classiques. Au contraire : elles permettent d’investir des espaces normalement délaissés, comme des couloirs, des coins et des recoins, des espaces résiduels dans des pièces aux formes irrégulières, ou même des espaces verticaux (murs, hauteurs sous plafond).
Le feu de camp
Le feu de camp est une configuration spatiale adaptée au travail en petit groupe. Il permet une qualité d’échange et d’écoute qui ne pourrait pas avoir lieu dans un espace plus important. Comme son nom l’indique, cette scénographie doit permettre de s’installer en cercle autour d’un point central qui focalise l’intérêt du groupe.
Ce point focal est abstrait (c’est le projet du groupe ou le sujet de sa discussion) mais c’est aussi un élément physique, généralement une table, parfois complétée par un élément symbolique (structure en forme d’arbre, toit ou auvent). On retrouve aussi souvent des configurations qui rappellent les diners américains, avec des banquettes placées face à face. Autour d’un feu de camp, « un groupe a besoin de se sentir seul au monde » (DBW), d’où la récurrence d’éléments occultants : cloisons, paravents, rideaux, dossiers hauts…
Un feu de camp est souvent adossé à du matériel créatif (paperboard, mur d’écriture, écran informatique, caisse de Lego…). En effet, les jeunes enfants ont l’habitude de recourir au jeu pour coopérer et interagir. Les plus âgés, eux, peuvent avoir besoin d’outils pour concrétiser, visualiser, partager ou manipuler des idées.
Le promontoire
Le promontoire correspond à une situation où un individu s’adresse à un groupe pour partager des idées. Attention : il ne s’agit pas d’une salle de classe, même miniature. Pensez plutôt à une mini conférence TedX. Cette scénographie permet de s’entraîner à la prise de parole devant un auditoire (et « parler est une façon d’apprendre » (DBW)).
Un promontoire peut avoir un aspect plus ou moins théâtral, mais il ne doit pas être trop imposant : il faut éviter de tendre vers l’amphithéâtre solennel qui peut limiter les usages improvisés ou spontanés. Rosan Bosch recommande également d’opter pour des formes colorées, ludiques et irrégulières qui incitent à escalader et à s’approprier le promontoire lorsqu’il n’est pas utilisé par un groupe.
En bibliothèque, un promontoire installé dans un espace jeunesse peut servir à la fois aux heures du conte et à l’accueil de groupes, tout en fonctionnant comme une grande assise ludique le reste du temps. Un objet aussi sculptural permet aussi de donner une personnalité forte à une zone.
Malgré ces qualités, à chaque fois que j’ai proposé ce type de mobilier à des bibliothécaires, l’idée a été retoquée, par peur que les enfants chahutent et tombent (le moindre jardin public représente pourtant bien plus de « dangers » !) L’architecte néerlandais Herman Hertzberger, qui a l’habitude d’installer des escaliers en gradins similaires à des promontoires dans ses écoles, explique que c’est une objection aussi récurrente qu’infondée selon lui :
« Au début, le Ministère de l’éducation, que j’étais obligé de consulter, m’a dit : « les marches, ce ne sera pas possible : les enfants vont tomber. » Je me suis dit : « mais qu’est-ce que j’ai le droit de faire alors ?! » et c’est devenu un sujet de dispute et de débat. Le représentant du Ministère a fini par me faire savoir que si les enseignants étaient d’accord, il serai d’accord également. J’ai donc eu la même discussion une nouvelle fois et j’ai obtenu les mêmes réactions : « Les enfants vont tomber ! » Un ou deux enseignants ont cependant souligné que les enfants sont plus stables que nous les adultes ! Au final, la balance a penché en ma faveur. Il faut toujours se battre au début, et à la fin plus personne ne se pose de question. Il y a une exception : dans l’une de mes dernières écoles, j’ai encore installé des marches. Un parent d’élève furieux m’a écrit : « Cet escalier est invraisemblable ! Comment pouvez-vous faire des choses aussi stupides ?! » Il ne s’agissait pas d’un escalier mais d’un véritable monde de marches, et personne n’est jamais tombé. Les enfants sont très intelligents. Ce parent ne percevait ces marches que comme un moyen de monter et de descendre un étage. Il ne voyait pas qu’il ne s’agissait que d’une fonction parmi beaucoup d’autres. » (Emma Dyer, « Interview with Herman Hertzberger », Architecture and Education, 2016)
Le point d’eau
La dernière métaphore qui nous intéresse est celle du point d’eau. Il s’agit d’un concept que j’ai déjà évoqué dans un précédent billet consacré aux espaces de sociabilité. Le principe du point d’eau consiste à exploiter la circulation et la fréquentation naturellement présentes dans une zone pour créer des opportunités d’apprentissage par sérendipité, via des discussions improvisées.
La zone de départ peut être un hall, un escalier ou une cafétéria par exemple, à laquelle on va adjoindre des bancs, des tabourets, des tables, des tables hautes, situées au milieu du passage pour favoriser les rencontres. Un point d’eau peut comporter des éléments tels que des bureaux d’accueil ou d’orientation, des panneaux d’exposition ou d’affichage, des ordinateurs pour jouer ou regarder une vidéo sur Youtube…
Ce sont par essence des espaces multifonctions. Il faut donc éviter tout ce qui peut limiter leur appropriation (comme par exemple, une cafétéria accessible uniquement aux heures de repas, ou dont les assises sont réservées aux personnes qui consomment).
Faire du Rosan Bosch à petite échelle ?…
Au moment de choisir les images d’illustration pour chaque scénographie-métaphore, j’ai parfois eu des hésitations, car certaines d’entre elles peuvent rentrer dans plusieurs catégories (grotte encastrée dans un promontoire, point d’eau incluant des feux de camp, etc.).
Cela s’explique facilement : l’approche de Rosan Bosch ne consiste pas simplement à piocher dans un catalogue d’objets préfabriqués et à la fonction univoque. Une grande partie de son travail consiste, au contraire, à concevoir des objets uniques, sculpturaux et ambivalents, denses en terme de significations et d’usages possibles.
On est bien dans une approche orientée usages où c’est le public qui donne son sens aux objets, et pas l’inverse. Qui plus est, ces différentes objets ne sont pas répartis au hasard dans l’espace : ils sont combinés de façon à former des paysages d’apprentissage permettant des parcours à la fois variés et cohérents, comme l’illustre la cartographie ci-dessous, représentant la journée de 2 enfants dans l’école écossaise Saint Andrew (Argentine).
Les réalisations de Rosan Bosch ont beau être colorées et visuellement frappantes, on est bien dans une démarche de programmation, c’est-à-dire de conception d’un espace en fonction de ses usages. On pourrait même parler de design d’expérience étant donné la prise en compte des parcours utilisateurs. Dans tout les cas, on est loin de la simple décoration d’intérieur.
Cette approche est ambitieuse : elle nécessite une vision globale et des compétences de conception que seul un designer peut fournir. Si vous ne pouvez pas vous engager dans un processus aussi complexe, vous pouvez néanmoins vous en inspirer en le simplifiant. Vous pouvez par exemple utiliser du mobilier standard : la plupart des fournisseurs spécialisés proposent désormais des produits très variés qui permettent assez facilement de créer des grottes, des feux de camp, des promontoires et des points d’eau.
Évidemment, des produits standards n’auront ni l’ambivalence, ni la qualité plastique, ni le degré de personnalisation de réalisations sur mesure, mais recréer avec du mobilier classique les 4 métaphores de Rosan Bosch peut être une stratégie possible afin de diversifier vos espaces sans solliciter pour autant un studio de design.
Si vous avez identifié des lacunes dans votre aménagement intérieur à l’aide de la matrice que j’ai présentée dans mon premier billet de blog, ces 4 métaphores peuvent servir de fil conducteur pour donner une forme concrète à vos besoins.
Pour conclure…
Lorsqu’on parle d’espaces de travail en bibliothèque, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’un sujet barbant et monolithique. J’espère vous avoir convaincu à travers les 3 billets que j’ai consacrés à cette question que ce type de zone recouvre en fait une grande variété d’usages, qui ouvre la porte à de multiples scénarios d’aménagement ou de réaménagement.
Les métaphores de Rosan Bosch, la hiérarchie des espaces du projet Protolib, et la matrice des contextes de travail ont toutes une aspiration commune : enrichir le modèle un peu trop figé de la salle de lecture, sans le jeter par dessus bord, mais en lui ajoutant des nuances supplémentaires.
Pour clore cette série de billets, voici un bref récapitulatif sous forme de tableau indiquant l’approche la plus pertinente en fonction de votre environnement, de votre démarche ou du stade de votre réflexion. Ne vous limitez pas à cette compartimentation : si vous travaillez sur l’aménagement d’une bibliothèque, n’hésitez pas à faire feu de tout bois et à piocher dans ces différents modèles les idées qui vous sembleront utiles.