Le modèle de la salle de lecture : ses forces, ses limites
Les bibliothèques sont traditionnellement des espaces de travail (ou bien pour utiliser des termes voisins : des espaces de recherche ou d’étude ou d’apprentissage). Demandez à un individu lambda de fermer les yeux et d’imaginer une bibliothèque, il se figurera probablement une salle de lecture cernée de rayonnages, avec de longues tables de travail surmontées de lampes en opaline, des alignements de chaises et des usagers pensifs absorbés dans leurs lectures.
Ouvrons ensemble nos yeux pour contempler une véritable image cette fois-ci, représentant la bibliothèque des licences de Sorbonne Université à Paris.
Qu’observe-t-on sur cette photo ? 5 choses principales :
1. L’espace est très segmenté, il est aménagé en grille, avec de grandes zones délimitées par des circulations ou par du mobilier. Ces zones correspondent chacune à des fonctions différentes.
2. L’ambiance est sobre et homogène, les couleurs sont peu variées et il y a peu d’éléments de décoration.
3. A gauche, on distingue des rayonnages alignés les uns derrière les autres en épis.
4. En haut à droite se situe une autre zone très différente mais tout aussi dense que la précédente, avec des tables de travail.
5. En bas à droite, on devine des canapés séparés de l’espace précédent par des meubles de périodiques.
Les points 1 à 4 définissent ce que j’appelle « le modèle de la salle de lecture ».
Si vous travaillez en BU, dans un grand établissement disposant de fonds encyclopédiques, ou bien tout simplement dans une bibliothèque ancienne et toujours dans son jus, il est fort probable que tout ou partie de vos espaces soit conforme à ce modèle. Ce n’est pas un hasard, car il répond parfaitement aux besoins classiques des usagers qui souhaitent travailler seuls, dans le calme, à côté d’autres individus ayant les mêmes aspirations :
1. L’implantation en grille et le zonage fonctionnel sont caractéristiques des espaces « sociofuges » qui limitent les interactions humaines en compartimentant les choses et les hommes.
2. La décoration sobre et homogène limite les risques de distraction.
3. Les rayonnages fonctionnent comme des stocks (leur disposition en épis permet de proposer un maximum de documents par m2), mais aussi comme des tampons visuels, acoustiques et symboliques qui délimitent des zones dédiées au silence.
4. La zone d’assises est d’inspiration tayloriste. Comme pour les rayonnages, on a installé un maximum de cerveaux et de fessiers sur la surface disponible. La densité favorise l’autocontrôle : si un individu ou un groupe se met à bavarder, des dizaines d’autres vont lui lancer des regards furieux, avant même qu’un bibliothécaire ait à dégainer son légendaire « chut ! »
Le principe de la salle de lecture commence à rencontrer des limites lorsqu’on essaie de faire entrer en bibliothèque de nouveaux usages, moins individuels, moins calmes et moins studieux. Les tables de travail ne sont pas confortables pour bouquiner par exemple, et si l’on réserve des places pour des amis, si l’on se met à bavarder, à boire ou à manger, on s’expose à des remontrances, voire même à une expulsion pure et simple.
Une salle de lecture n’est pas non plus adaptée à tous les usages studieux. Il existe mille manières de « travailler » : lors de la rénovation de la bibliothèque Webster de l’université Concordia au Québec, 22 environnements de travail ont été recensés, correspondant tous à des modalités d’apprentissage ou de recherche différents. Une salle de lecture ne permet pas de travailler en groupe. Ce n’est pas non plus un mode d’aménagement adapté au travail créatif qui nécessite d’être stimulé, de faire les cent pas, de griffonner et d’afficher des post-it…
En bref, comme beaucoup de bibliothèques l’ont compris, nous avons aujourd’hui besoin, en plus des salles de lecture, d’autres types d’espaces, adaptés à d’autres formes de travail. Je vous propose de parcourir dans les 3 billets que je vais consacrer à ce sujet 3 pistes pour penser cette diversification.
Diversifier les espaces par contexte
La première typologie que je vous propose est la plus simple : c’est celle qu’utilise votre serviteur lorsqu’il réalise un audit des espaces en bibliothèque. Pour baptiser l’outil que je vais vous présenter, j’ai cherché un nom un peu ronflant (comme les affectionnent les consultants) et j’ai opté pour « matrice des contextes de travail. » Il s’agit en fait d’un schéma très simple, composé de 2 axes :
- En abscisse, l’axe « densité » représente le nombre d’individus pour lequel est pensé l’espace (comment bien de personnes travaillent cote à cote ? un seul individu ? un petit groupe ? une vaste assemblée ?).
- En ordonnée, l’axe « énergie » représente l’ambiance ou le comportement des usagers (sont-ils plutôt statiques, calmes et silencieux ou plutôt dynamiques et bruyants ?).
Les bibliothèques se limitent traditionnellement aux extrémités inférieures de la matrice, avec des espaces collectifs denses et calmes (conformément au modèle de la salle de lecture) ou bien elles proposent des carrels individuels, tout aussi statiques, mais cette fois-ci pensés pour isoler les individus.
Comme on le voit dans le schéma ci-dessus, il y a pourtant une multitude d’autres options imaginables :
- le travail calme en petit groupe (par exemple, des lycéens travaillant sur un exposé, assis sur un canapé acoustique),
- le travail calme dans un groupe plus conséquent (un étudiant faisant un exposé devant ses pairs installés sur un petit gradin),
- le travail dynamique en petit groupe (des entrepreneurs imaginant un business model dans une salle de brainstorming),
- le travail dynamique en grand groupe (un world café comportant plusieurs tables situées dans une salle polyvalente),
- etc.
La partie supérieure gauche de la matrice, qui correspond au travail très individuel et très dynamique, peut sembler aberrante a priori, mais il est tout à fait possible d’en trouver des occurences. L’image d’illustration que j’ai choisie provient de la BU STAPS de Caen qui dispose d’assises permettant à la fois de pédaler et d’étudier ! Le même établissement propose des cocons de sieste de la marque Nap&up qui se situeraient tout en bas à gauche dans le quadrant individuel + statique.
Comme l’illustrent ces différentes images, à chaque contexte va correspondre un type d’équipement ou d’aménagement : pièce fermée ou open space, table de travail ou canapé, mobilier fixe ou à roulettes, cocon ou vélo, etc. Des fournisseurs de mobilier spécialisés, comme Ahrend, Bene, BuzziSpace ou Steelcase proposent une vaste gamme de produits couvrant tous ces besoins.
Varier les postures
A propos de Steelcase d’ailleurs, vous avez peut-être déjà croisé l’illustration suivante qui provient de recherches déjà anciennes réalisées en 2013 et qui représente les nouvelles postures de travail alors identifiées par le fournisseur américain.
Le travail statique et sédentaire, assis sur une chaise, n’a pas un bon effet sur la santé et le bien-être. Dans une étude plus récente datant de 2020, une équipe de spécialistes de l’UX de l’Université d’Eindhoven a conçu des pièces de mobilier atypiques qui incitent à adopter spontanément des postures plus variées. Les designers et les fournisseurs de mobilier classiques commencent à intégrer ces idées dans leurs produits (je pense par exemple au tabouret stool-tool de Konstantin Grcic édité par Vitra).
Si votre réflexion se situe à l’échelle micro, si vous souhaitez vous focaliser sur le mobilier et son ergonomie, diversifier les postures peut également être une façon de faire évoluer vos espaces de travail.
Réaliser un audit de vos espaces de travail
Revenons à ma matrice des contextes. Je l’avoue : ce premier modèle est assez limité car il ne propose pas de prescriptions concrètes si vous souhaitez transformer vos espaces. C’est une simple grille de lecture, qui est cependant utile pour faire un premier diagnostic et amorcer une réflexion. Vous pouvez par exemple l’utiliser de cette façon :
- Créez un canevas vierge (sous forme de fichier informatique ou de poster imprimé).
- Positionnez dans la matrice vos espaces existants (vous pouvez coller des photos prises dans votre bibliothèque, comme je l’ai fait sur mon schéma).
- Examinez le résultat : quelles zones sont remplies ? Où y a-t-il des lacunes ? S’agit-il de choix assumés ou bien devez-vous explorer de nouvelles pistes d’aménagement pour combler ces manques ?
Il est important de nourrir votre réflexion d’observations réalisées in situ : comment vos usagers se comportent-ils ? Y a-t-il des demandes récurrentes (des groupes souhaitant s’isoler par exemple) ? Identifiez-vous des conflits d’usages (entre les groupes et les individus, entre les personnes calmes et les bavards) ? Y a-t-il des personnes mal installées ou des détournements de mobilier qui vous semblent révélateurs (des assises qui sont systématiquement déplacées, ou bien des personnes qui mettent leur sac sur la chaise d’à côté pour ne pas être dérangé par un voisin).
Après ce premier outil assez simple et descriptif qui nous a servi d’échauffement, la semaine prochaine, je vous présenterai un modèle plus prescriptif, qui est de surcroît nourri par de riches observations de terrain réalisées en BU.