Nous voilà déjà à la fin du moins juin. Mon dernier billet de blog date de septembre dernier. 9 mois ! Pourquoi autant de temps ? D’abord, parce que mon activité de consultant, démarrée il y a un peu plus d’un an, est très chronophage et exige elle-même beaucoup de rédaction. D’autre part, maintenant que je travaille sur des projets qui ne sont plus les miens, j’ai moins de marge de manœuvre pour communiquer à leur sujet.
Le confinement m’a cependant donné l’occasion de revenir à des thématiques plus générales, en réalisant plusieurs interventions en visioconférence. Je dispose donc d’un peu de matière nouvelle que je peux partager avec vous. Je vais commencer avec la retranscription d’une conférence qui m’a été commandée par l’association suisse Bibliomedia et qui m’a permis de revenir sur certaines idées concernant l’aménagement des bibliothèques que j’avais déjà explorées dans un long entretien avec le BBF et dans un précédent billet de blog. La conférence a été enregistrée et peut être visionnée sur le site de Bibliomedia. J’ai légèrement retouché le texte qui suit, en corrigeant la syntaxe, en supprimant des répétitions ou des digressions, et en précisant certaines formulations, mais tout en préservant la dimension orale de ma prise de parole initiale.
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Bonjour à tous,
Merci Marina (Jovanovic), merci Céline (Cerny) et merci à Bibliomedia de m’accueillir.
J’ai choisi d’intituler cette conférence « Au-delà du troisième lieu : repenser la bibliothèque en tant qu’espace » et je voudrais d’abord m’expliquer sur ce titre avant de rentrer dans le vif du sujet.
La notion de troisième lieu est très présente dans le monde des bibliothèques depuis une dizaine d’années environ. Elle correspond à une vision de la bibliothèque qui est devenue une sorte de phare ou de modèle. Comme vous le savez, c’est une approche qui a ses partisans et ses détracteurs. Vous-mêmes, vous penchez peut-être plutôt d’un côté ou de l’autre.
Dans tous les cas, même si on est convaincu sur le fond (ce qui est mon cas), je pense qu’il y a une critique légitime qu’on peut adresser à cette idée de troisième lieu, c’est le fait qu’elle est finalement assez abstraite, et peut être un peu creuse. Si on veut créer une bibliothèque troisième lieu, qui est donc un type de lieu ou d’espace bien particulier, on peut vite être démuni, parce qu’il n’y a pas de mode d’emploi, il n’y a pas de méthode, il n’y a pas de marche à suivre sur laquelle s’appuyer. En fait, la notion de troisième lieu est une boussole qui nous indique une direction générale, mais il nous manque une carte avec un chemin précis à suivre pour atteindre ce cap…
Mon objectif, dans cette conférence va être de vous montrer qu’au-delà de la simple injonction, il existe des outils, des techniques, des méthodes bien concrètes qui peuvent nous être utiles, si l’on souhaite aménager des bibliothèques de type troisième lieu.
Dans un premier temps, je vais faire bref retour historique sur la place de l’espace dans la culture professionnelle des bibliothécaires français. Si je précise « les bibliothécaires français », c’est parce que je suis français et que beaucoup d’entre vous êtes suisses, mais c’est aussi parce que je voudrais distinguer l’approche française et celle des anglo-saxons et des scandinaves.
Je voudrais en particulier arriver au modèle des « 4 espaces », une notion qui est employée par les bibliothécaires scandinaves et qui va constituer le pivot de mon intervention. Parmi ces 4 espaces, je vais me concentrer sur ce qu’on appelle « les espaces d’inspiration » car c’est selon moi une idée à la fois très pertinente et très originale.
Pour finir, comme je vous ai promis d’être concret, je terminerai en vous donnant quelques conseils pratiques pour créer une bibliothèque inspirante.
1. Les bibliothécaires (français) et la question de l’espace
Commençons par faire un peu d’histoire. L’espace est un enjeu contemporain fort en bibliothèque, mais en fait, c’est une question qui se pose depuis de nombreuses années et qui est étroitement liée au développement du libre accès.
En effet, dans un modèle de bibliothèque comme celui que vous voyez sur cette photo, avec des collections en accès indirect et un comptoir pour la communication des documents, les espaces publics occupent forcément une place assez marginale, qui est limitée principalement aux zones de circulation et aux tables de travail.
Or, cette configuration est restée très longtemps dominante en France. Le véritable libre accès ne se généralise qu’à la fin des années 70, avec l’ouverture de la Bpi à Paris, et il ne se démocratise véritablement que dans les années 80. Ce n’est pas le cas partout dans le monde. Dans les pays anglo-saxons, et en particulier aux États-Unis, il y a une tradition du libre accès qui est bien plus ancienne.
Dès le début du XXe siècle, certains bibliothécaires français, comme Eugène Morel, veulent importer ce principe du libre accès américain. Morel trouve par exemple ridicules les grilles qui protègent les livres à la bibliothèque Sainte Geneviève et qui maintiennent, nous dit-il, « le public à la distance exigée pour les cages d’animaux féroces. » On ne sait pas d’ailleurs si ce sont les livres ou les lecteurs les animaux féroces !
Ce qui est intéressant dans le propos de Morel, au-delà du sarcasme, c’est qu’il considère le libre accès, donc la mise en espace de la bibliothèque, comme un véritable service qui permet de remplir une fonction de médiation. C’est ce qu’il souligne dans son ouvrage de 1910, La Librairie publique :
« Laisser [le public] se promener librement, prendre et remettre lui-même en place les livres méthodiquement rangés… Ici encore, ne riez point. Cela existe et donne de bons résultats […] L’open-shelf donne l’habitude de la recherche personnelle, de la décision […] Partout où il a été établi le niveau des lectures a monté […] Tous les librarians citent d’excellents livres qui, avant l’open-shelf, n’étaient jamais demandés, et que le public a découverts »
Autrement dit, pour Morel, le libre accès permet aux gens d’être autonomes et de faire des découvertes, il favorise la sérendipité, il permet de « valoriser les collections », comme on dit aujourd’hui. Ce qu’a compris Morel, selon moi, c’est que les questions d’aménagement physique ou d’espace ne sont pas simplement esthétiques, cosmétiques ou décoratives, comme on pourrait le croire. Elles sont étroitement liées au cœur de notre métier : l’espace peut être un outil de médiation.
C’est une chose dont on va prendre conscience dans les années 80 en France. Avec le développement du libre accès, il va y avoir tout une série d’articles qui vont porter sur ce nouveau type d’espace. Ces réflexions vont être, dans leur grande majorité, un peu décevantes, en tout cas de mon point de vue, parce qu’elles vont souvent rester focalisées sur une seule question : « comment classer les documents ? » Et donc on va se demander : Est-ce que la CDD reste pertinente ? Est-ce qu’il faut l’adapter ? etc. C’est vraiment le petit bout de la lorgnette, parce que laisser les usagers circuler entre les rayonnages, les laisser s’approprier l’espace, s’y installer seuls ou à plusieurs, aussi longtemps qu’ils le souhaitent, ça représente, comme vous le savez, bien plus d’enjeux que simplement bien ranger les livres.
Parmi les gens qui écrivent sur ce sujet, il y a tout de même une personne qui se distingue : Eliseo Veron, un sociologue d’origine argentine. Pour étudier la question du libre accès, Veron va utiliser des méthodes ethnographiques, c’est-à-dire qu’il va observer des gens, leur parler, tracer leur parcours dans l’espace. Il va dessiner des cartes qui ne représentent pas simplement l’emplacement des rayonnages mais aussi les usages du public. Je vous propose de garder son travail en tête. On va y revenir tout à l’heure, parce que ce type d’approche, qui aborde l’espace du point de vue des usages plutôt que des collections, est encore pertinent aujourd’hui.
Je continue ma brève histoire. Dans les années 80 donc, on semblait quand même bien parti pour prendre enfin à bras le corps la question de l’espace en bibliothèque. Et puis, tout à coup, dans les années 90, il se passe quelque chose qui va mettre un coup d’arrêt complet à cette réflexion : l’arrivée d’Internet. À partir de là, une grande partie des bibliothécaires va commencer à être omnubilée par les ressources électroniques, la dématérialisation, les catalogues en lignes, l’informatique documentaire…
Du point de vue de la réflexion sur les espaces, c’est un véritable retour en arrière, comme le souligne très bien Gérald Grunberg, qui a été directeur de la Bpi et qui nous dit : « avec les ressources électroniques, tout ce qu’on avait mis en libre accès est maintenant à nouveau caché, opaque, invisible…«
On en est encore là aujourd’hui. Le dossier de l’espace en bibliothèque n’a pas encore été rouvert ou traité de façon satisfaisante, et pourtant il est urgent de s’y atteler.
Pourquoi est-ce urgent ? Parce que la piste du numérique n’a pas été particulièrement payante pour les bibliothèques. Les offres dématérialisées connues et utilisées par le grand public sont portées massivement par les concurrents privés des bibliothèques : Google, Amazon, Youtube, Netflix, Spotify, etc. des multinationales que vous connaissez toutes, avec lesquelles il est très difficile de rentrer en compétition, sans parler de toutes les pratiques sauvages de type piratage ou streaming illégal.
Paradoxalement, c’est dans ce contexte de dématérialisation généralisée que la question de l’espace est revenue sur le tapis depuis une dizaine d’années, parce que la force d’une bibliothèque publique est précisément d’être matérielle, physique, réelle, sensible. C’est à partir de ce constat que la notion de bibliothèque troisième lieu va se développer autour de 2010. C’est aussi, je pense, la raison pour laquelle on voit apparaitre de nouvelles offres aujourd’hui qui ne peuvent pas être dématérialisées, comme le prêt d’objets, d’instruments de musique, ou même d’outils.
En tout cas, pour revenir à la notion de troisième lieu, on peut considérer que le véritable enjeu sous-jacent, pour nous bibliothécaires, est d’assumer enfin pleinement la dimension physique, spatiale, et même sociale et humaine des bibliothèques, ce que les GAFA ne peuvent pas nous enlever. Mais du coup, j’en reviens à la question que je posais au début : Comment aménager des bibliothèques aujourd’hui ? Comment matérialiser ou « re-matérialiser » notre offre ?
2. Le modèle des 4 espaces
J’ai parlé des américains qui fascinaient Morel mais la réponse contemporaine va plutôt se trouver du côté des scandinaves, avec le modèle des 4 espaces.
Ce principe d’aménagement trouve sa source dans une grande réforme politique qui a eu lieu en 2010 au Danemark : le nombre de municipalité est alors réduit, il y a également de fortes coupes dans les budgets publics. Dans ce contexte, il faut trouver quoi faire des bibliothèques qui sont une institution très importante pour les danois : comment les gérer, les faire évoluer, les construire, etc.
Le Ministère de la culture charge un comité de réfléchir à ce sujet. Le modèle des 4 espaces est issu de ses travaux. On le doit en particulier à 3 universitaires, Henrik Jochumsen, Casper Hvenegaard Rasmussen et Dorte Skot-Hansen, qui sortent un article en 2012 où ils exposent leur idée des 4 espaces. 2012, c’est finalement très récent, et c’est également concomitant en France avec la mode du troisième lieu.
Le modèle des 4 espaces s’appuie sur une réflexion composée de 3 strates ou de 3 temps. Les danois vont repartir de la base : à quoi sert une bibliothèque aujourd’hui ? Quelle est sa fonction ? Ensuite, la deuxième strate est celle du public et des usages : si on estime qu’une bibliothèque a telle et telle vocation, qu’est ce que cela implique en terme d’activités, de pratiques ? Et puis, en fin de compte, on arrive aux espaces : étant donné les fonctions et les usages qu’on a définit, quel type d’espaces sont pertinents ?
Je vais balayer avec vous ces trois niveaux, mais je vais forcément rester très général. Du coup, j’en profite pour vous signaler que si vous voulez découvrir des applications concrètes de ce modèle, des études de cas et des retours d’expérience, il existe un site danois, traduit en anglais : model programme for public libraries, où vous retrouverez énormément de projets documentés.
Les scandinaves commencent donc par distinguer 4 fonctions (on pourrait également parler de mission ou d’objectifs) pour les bibliothèques contemporaines :
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Proposer des expériences, c’est-à-dire faire vivre et ressentir des émotions
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Permettre de s’émanciper, c’est-à-dire de s’accomplir non seulement en tant qu’individu mais également en tant que citoyen
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Permettre de participer, c’est-à-dire d’être actif et de ne pas se limiter à un rôle de consommateur ou de spectateur passif
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Permettre d’innover, c’est-à-dire de résoudre des problèmes, de découvrir de nouvelles idées, de créer des œuvres nouvelles.
Je ne vais pas m’attarder longuement sur ces notions, parce qu’on dériverait vite dans des débats philosophiques. Néanmoins, il y a deux choses intéressantes à noter. D’abord, on retrouve dans ces 4 missions des éléments traditionnels et d’autres plus innovants. L’émancipation et l’éducation du public sont des missions plutôt classiques par exemple, tandis que la participation, l’idée que l’usager peut être actif, est plus récente. D’autre part, vous noterez qu’on ne parle pas de livres, ni même de documents ou d’informations : ces 4 fonctions correspondent en fait à l’impact qu’on veut avoir sur les gens et sur la société. Les collections, les documents, les livres, sont de simples moyens qui permettent d’atteindre ces objectifs.
Passons à la deuxième strate, celle des usages et des activités. Là encore on peut en distinguer 4 qui, à chaque fois, se trouvent au croisement de 2 fonctions :
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Découvrir ou apprendre, c’est à la fois vivre une expérience (puisqu’on se forme et on se transforme quand on apprend), mais c’est aussi se forger une opinion qui va orienter nos actions dans la société, et qui va donc nous permettre de nous émanciper
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Contribuer, cela consiste à donner son avis et à être entendu. C’est une façon de participer, d’échanger, mais c’est aussi un moyen de s’accomplir en s’exprimant
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Créer, cela implique à la fois d’être actif et innovant
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Enfin, vibrer (en anglais c’est le terme « excite » qui est employé), c’est ressentir de l’excitation, de l’enthousiasme, lorsqu’on est confronté à quelque chose de nouveau, d’intéressant, et qu’on sent son horizon s’élargir
Voilà les 4 grandes options qui nous sont proposées, en tant qu’usagers, dans une bibliothèque moderne. Les proportions varient évidemment en fonction des lieux : une bibliothèque universitaire va mettre davantage l’accent sur l’apprentissage (puisqu’elle s’adresse principalement à des étudiants) et sur la création (puisque son objectif est aussi de permettre à des universitaires de produire du savoir), tandis qu’une bibliothèque publique mettra peut-être davantage l’accent sur les autres facettes.
Quoi qu’il en soit, on arrive à la dernière strate du modèle, qui traduit les quatre activités précédentes sous forme d’espaces :
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Dans les espaces d’apprentissage, on fait des découvertes, on se forme, on apprend des choses
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Dans les espaces de rencontre, on contribue, on s’exprime, en confrontant ou en conjuguant notre point de vue avec celui des autres
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Dans les espaces d’activité, on dispose de toutes les ressources nécessaires pour être créatif
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Et dans les espaces d’inspiration, on s’exalte, on vibre, on s’enthousiasme, on ressent des sensations et des émotions
On aboutit donc à une typologie simple, avec 4 catégories qui résument tous les espaces possibles en bibliothèque. Une précision concernant le terme « espace » : il ne faut pas se représenter des zones figées. On peut tout à fait imaginer une bibliothèque flexible ou modulable qui est un espace d’apprentissage la plupart du temps, et qu’on va légèrement réagencer en espace de rencontre le temps d’un club de lecture, ou en espace d’activité pour un atelier quelconque.
Revenons sur chacun de ces espaces un par un, en commençant par les espaces d’apprentissage. Là, on est dans la conception traditionnelle, scolaire, didactique ou académique de la bibliothèque, qui propose un stock de connaissances que le public va assimiler.
Les espaces d’apprentissage se caractérisent souvent par une dichotomie forte, entre d’un côté des zones de stockage d’information (les rayonnages) et de l’autre des zones de travail (les tables et les assises). C’est encore aujourd’hui l’organisation typique des BU, des bibliothèques d’étude, ou bien de la Bpi dont je parlais tout à l’heure.
On pourrait aussi imaginer des espaces d’apprentissage un peu différents, plus originaux, en partant de pratiques pédagogiques plus innovantes (avec du travail en groupe, de la classe inversée, du learning by doing, etc.) Un espace d’apprentissage, de ce point de vue, peut également comporter, comme à la Ruche de Poitiers, des outils numériques ou collaboratifs, du mobilier permettant des postures variées, des cabines insonorisées pour s’isoler, des carrels pour le travail en groupe, etc. L’essentiel est que tout ces dispositifs permettent d’apprendre, de se former et d’assimiler des informations
Avec les espaces de rencontre, on est dans une autre approche de la bibliothèque, comme lieu de sociabilité. C’est souvent cet aspect là auquel on pense en premier lorsqu’on parle de bibliothèque 3e lieu.
Typiquement, un espace de rencontre est un espace modulable, organisé sous forme de forum ou de mini-forum encourageant les interactions, les échanges, les discussions. Un espace de rencontre peut être, comme au « Teen central » de Boston, une sorte de petit salon où l’on se retrouve avec ses potes. Cela peut également être un hall d’accueil où des inconnus vont spontanément se croiser et bavarder devant un panneau de petites annonces, ou bien une arène, avec du mobilier léger et mobile, comme à la bibliothèque centrale d’Helsinki.
Dans tous les cas, en termes d’aménagement, on va s’efforcer de repousser toutes les collections, les rayonnages, les banques d’accueil et les points d’information, à la périphérie, pour dégager un espace de vie, composé principalement d’assises ou d’éléments décoratifs comme des plantes.
Les espaces de création, le troisième type d’espace que nous avons identifié, sont encore assez rares en bibliothèque. Ce sont les makerspaces, ou les fablabs par exemple, où vous allez retrouver peu ou pas de collections, mais une grande quantité d’outils, comme ceux qui sont énumérés sur ce visuel qui représente le fablab de la bibliothèque de Brossard (Québec, Canada).
Un espace de création peut également prendre une forme plus modeste : comme dans cette petite bibliothèque qui organise des ateliers couture. Dans tous les cas, la spécificité des espaces de création est de permettre d’être actif, de bouger, de faire des choses, et en particulier d’utiliser des outils : PC, machines à coudre, imprimantes 3D, tablettes graphiques, etc.
On arrive enfin à la 4e catégorie d’espace : les espaces d’inspiration. Vous allez le voir, c’est une catégorie qui est vraiment très riche. Les espaces d’inspiration sont des espaces où la bibliothèque va directement interpeller nos sens en jouant sur la mise en scène, la décoration, les sons, les formes, les couleurs, pour nous nous faire vibrer, nous enthousiasmer, etc.
Dans cette catégorie des espaces d’inspiration, on peut inclure tous les dispositifs assimilés aux arts plastiques ou au spectacle vivant, comme les salles de projection, les galeries, ou bien cette installation de réalité virtuelle qui a été mise en place à Bayeux lors de l’inauguration des 7 lieux. Là encore, il s’agit de permettre aux gens de ressentir des choses et de vivre une expérience.
Les espaces d’inspiration, ce sont également toutes les zones où l’on va mettre en scène nos services et nos collections de façon attirante, pour favoriser la sérendipité, pour titiller la curiosité du public et permettre la rencontre avec des idées nouvelles. En illustration, je vous propose une image du grand hall de la bibliothèque publique de Boston, qui est équipé uniquement avec du mobilier sur mesure et mobile, avec des présentations temporaires de documents qui se reconfigurent en permanence pour donner envie d’y jeter un œil.
Enfin, les espaces d’inspiration peuvent être des zones purement sensibles, axées sur les sens ou la perception, comme cet espace petite enfance avec toutes sortes de choses à toucher et à manipuler, toujours à Boston.
On a balayé ensemble les 4 espaces. Vous le voyez, il s’agit d’un modèle finalement très simple, mais qui permet de bien réfléchir aux usages lorsqu’on programme des espaces. Son intérêt principal est de clarifier des idées que l’on a déjà tous en tête. Mais caché au milieu de ces éléments familiers, il y a également des propositions un peu plus atypiques qui se concentrent à mon avis beaucoup dans ce dernier type d’espace : les espaces d’inspiration.
Rien que le nom, l’idée qu’un espace puisse être « inspirant », l’idée qu’un espace puisse nous toucher, nous interpeller, nous faire « vibrer » pour reprendre ce terme, je trouve cela fascinant et cela mérite d’être creusé.
3. La bibliothèque, espace d’inspiration
Pourquoi a-t-on besoin d’espaces « inspirants » dans une bibliothèque moderne ? Pourquoi a-t-on besoin que les bibliothèques bousculent nos sens, nous fasse vivre des expériences, suscitent du désir, des envies, de la curiosité ? Pour répondre à ces questions, je vais mentionner 3 raisons principales.
Il y a d’abord le fait qu’on vit de plus en plus dans une économie de l’expérience. Il s’agit d’une notion qui a été forgée dans les années 90 par deux économistes, Joseph Pine et James Gilmore, qui constatent alors qu’il y a de plus en plus d’entreprises qui produisent de la valeur en fournissant des expériences.
Exemple classique : Starbucks, une chaine de restauration rapide populaire qui vend des boissons très chères, pour un coût 2 à 4 fois plus élevé que dans un café normal. Ce que l’on paie chez Starbucks, c’est tout un ensemble de choses, une ambiance, des rituels, qui n’ont rien à voir avec les boissons elles-mêmes. Par exemple, les baristas qui nous appellent par notre prénom, ou bien le fait qu’on peut rester toute la journée sans consommer, pour travailler ou pour utiliser le Wifi. Tout cela définit une certaine expérience. Les gens, aujourd’hui, sont de plus en plus habitués à ce que l’on leur propose des expériences de ce type, et pas simplement des biens et des services bruts. Nous, bibliothèques, dans la mesure où nous accueillons du public, nous sommes, nous aussi, embarquées dans ce mouvement : même si nous ne sommes pas des lieux commerciaux, nos usagers attendent de nous, comme de n’importe quel lieu public, une expérience unique, personnalisée, qualitative, fluide, etc.
Or, on fonctionne encore trop souvent comme des administrations, des bureaucraties austères et compliquées. Pensez au Wifi par exemple : c’est si simple chez Starbucks ou McDonald’s et si compliqué en bibliothèque la plupart du temps !
L’expérience qu’on propose à notre public est même angoissante pour beaucoup d’usagers. L’angoisse des bibliothèques est un phénomène qui est très bien documenté depuis les travaux de Constance Mellon dans les années 80. Celle-ci a constaté que 75 à 85% des étudiants sont intimidés, perdus ou déstabilisés quand ils entrent dans une bibliothèque. Dans certains cas extrêmes, cela peut conduire à des phénomènes d’évitement, qu’on doit à tout prix prévenir : qu’on soit en BU ou en BM, on doit proposer des lieux accueillants et faciles à vivre, sinon on risque de faire fuir les gens !
Dernier motif que je souhaiterais citer : la paralysie du choix. Un des problèmes que ressentent les étudiants (et les autres personnes) dans une bibliothèque c’est qu’il y a trop de choix, trop de livres, trop de savoir. Du coup, on a du mal à s’y retrouver, on est comme perdus, et au final on préfère s’enfuir sans prendre de décision.
C’est un phénomène très fort qui a été observé dans toutes sortes de domaines. La chercheuse américaine Sheena Iyengar a par exemple constaté que plus on proposait de produits sur un étalage et moins les gens en achetaient. C’est la même chose pour les assurances : avoir du choix c’est bien, mais avoir trop de choix nous fait hésiter, et on préfère au final ne rien choisir du tout.
Ces trois raisons que j’ai énumérées (économie de l’expérience, angoisse de la bibliothèque, paralysie du choix) nous poussent à aménager nos espaces de façon inspirante, c’est-à-dire d’une façon à la fois sensible, captivante, facile et, en même temps, d’une façon qui encourage la découverte, la sérendipité, les trouvailles. Notre rôle, en tant que bibliothécaires, est d’aider les gens à s’y retrouver, de contrer la paralysie du choix, de rendre les décisions des usagers faciles, naturelles, logiques. Notre rôle consiste à les accompagner en douceur vers les ressources les plus pertinentes et les plus utiles. C’est exactement la signification du terme « inspiration. »
Aménager des espaces d’inspiration, c’est en fait exercer notre rôle de médiateur, donner des envies plutôt que créer des angoisses, se débrouiller pour que le bon livre ou la bonne information arrive entre les mains de la bonne personne mais…. sans parler, sans écrire, sans même être présent, sans intervenir personnellement, et en utilisant plutôt du mobilier, des couleurs, des formes qui vont canaliser l’attention du public.
Créer un espace d’inspiration, autrement dit, cela revient à mettre en place des « nudges. » Un nudge, en anglais, c’est un coup de pouce. Il s’agit d’un concept qui a été formulé par deux économistes, Richard Tahler et Cass Sunstein et qui désigne un dispositif qui pousse les gens à se comporter d’une certaine manière sans utiliser de carotte ou de bâton, sans contrainte ni récompense. L’exemple un peu trivial qu’on donne souvent c‘est la mouche dessinée au fond des urinoirs pour homme dans les wc publics et qui diminue énormément les éclaboussures, donc le besoin de ménage. Parce que les hommes, bêtement, visent la mouche !
Il y a un autre exemple que j’aime bien et qui est un peu moins « cracra ». Pour des raisons de santé publique, on souhaite que les gens prennent au maximum les escaliers plutôt que les escalators, mais comment faire ? Si on se contente de leur demander, les gens ne le font pas. Là vous avez un dispositif simple, où on a transformé l’escalier à gauche en piano géant (à chaque fois qu’on passe sur une marche, ça joue une note). Je vous invite à regarder cette vidéo. Dès que ce système est mis en place, c’est irrésistible : les gens empruntent en masse l’escalier musical plutôt que l’escalator.
Si je reviens à cette idée d’espace d’inspiration, c’est exactement ça : il s’agit d’agencer l’espace de façon à donner des « coups de pouce » aux gens, pour les aider à faire des découvertes. Comment peut-on s’y prendre ? En dehors du monde des bibliothèques, il y a deux disciplines qui permettent de créer des nudges : le design et le merchandising. Je vais donc vous en dire un mot.
Le design est cette forme de création que vous connaissez sans doute un peu, où l’on observe comment se comportent les gens pour imaginer ensuite des produits, des services, des espaces qui correspondent à ces usages. Par exemple, pour créer un tableau de bord de voiture, un designer va s’interroger sur les infos utiles lorsqu’on conduit, sur la façon de les lire sans quitter la route des yeux, etc.
Sur cette image, vous avez l’exemple d’une création de design graphique et de design d’espace que l’on a imaginé à Bayeux pour rendre notre espace jeunesse plus sympa. On s’est donné beaucoup de mal pour créer une bibliothèque très aérée mais paradoxalement notre zone jeunesse était un peu serrée et monotone, avec des rayonnages alignés les uns derrière les autres. Du coup, on s’est demandé : comment rendre cet espace plus inspirant ? Comment inciter les enfants à se balader entre les rayonnages ?
Et on a imaginé ce dispositif : un grand jeu de l’oie qui serpente entre les rayonnages. Les cases correspondent aux différents domaines, il y a aussi des petits défis, comme dans un vrai jeu. Les dessins ont été réalisés par Graphéine, une super agence de graphisme, à partir de nos consignes. Et au final, ça marche : cette zone qui pourrait sembler froide et neutre et devenue un parcours ludique où les enfants viennent se balader et jouer. Ça, c’est un exemple concret de nudge.
Le merchandising est la deuxième approche que j’ai envie de vous faire découvrir. C’est une discipline bien connue des commerçants et des spécialiste du marketing qu’on pourrait définir comme l’ensemble des techniques et des savoir-faire qui permettent de favoriser la rencontre entre un client et un produit dans un espace de vente. Le merchandising s’appuie sur des recherches psychologiques ou ethnographiques, ou tout simplement sur l’expérience de terrain.
C’est très intéressant, car on dispose d’un corpus avec des dizaines et des dizaines de recommandations qui permettent de rendre des produits visibles, de capter l’attention, de déclencher un acte d’achat. Et beaucoup de ces recommandations sont également pertinentes dans un environnement non commercial où il faut capter l’attention, comme une bibliothèque.
La bibliothèque d’Almere, aux Pays-bas, a été aménagée en suivant des principes de merchandising, et elle ne ressemble pas à une bibliothèque habituelle. L’aménagement rappelle plutôt une grande surface culturelle type Fnac. Là encore on a un espace qui est plus inspirant que la normale : avec des très grandes tables de présentation, beaucoup de facing, des ouvrages en piles, des petits spots lumineux, une signalétique très graphique en top de rayonnage, des assises encastrées dans le mobilier de rangement, etc.
Le merchandising et le design ont pour point commun de se baser sur des observations précises des gens, utilisateurs ou clients, pour connaitre leur façon de vivre, de se déplacer, de penser, etc
Sur cette image, vous avez un exemple de cartographie réalisée à la BU de Sciences Po Lille, où les bibliothécaires ont suivi à la trace les usagers pour identifier les flux. Si vous regardez bien, on peut voir qu’il y a une très forte concentration sur certaines zones et à l’inverse très peu de gens qui passent au milieu des rayonnages… Cela veut sans doute dire que ces rayonnages ne sont pas attractifs, et on pourrait décider de travailler sur cette question. Ce type de cartographie est un outil classique qu’on peut être amené à utiliser aussi bien quand on fait du design d’espace que quand on fait du merchandising.
Vous vous rappelez peut-être les cartographies d’Eliseo Veron ? Il est intéressant de noter qu’avec presque 40 ans d’écart, ces méthodes centrées sur l’usager, centrée sur l’humain, refont leur entrée dans notre métier.
4. Trois conseils pour rendre une bibliothèque inspirante
J’avais promis au tout début de mon intervention de vous donner des conseils pratiques, c’est donc là-dessus que je vais terminer cette conférence. Nous ne somme pas dans une formation, je ne vais donc pas pouvoir m’étendre beaucoup. Je vais me contenter de vous donner 3 conseils simples mais essentiels pour rendre une bibliothèque inspirante, 3 conseils d’aménagement, inspirés pour 2 d’entre eux du merchandising et pour le 3e du design.
Premier conseil : faites du facing, présentez les documents de face, installez des tables thématiques et actualisez les régulièrement, ou bien utilisez de grands murs de présentation. C’est le B-A BA du merchandising et c’est ce qui se fait dans n’importe quel commerce, y compris les commerces culturels comme les librairies.
Pourquoi est-ce important d’utiliser ce type de dispositif ? Pourquoi est-ce inspirant ? Tout simplement parce limiter le nombre d’options est le meilleur moyen de contrer la paralysie du choix : c’est beaucoup plus facile de choisir un livre sur une table de 12 documents que dans des rayonnage qui en comptent des milliers.
Cela a été vérifié empiriquement de nombreuses fois depuis 50 ans, à travers de nombreuses études, qui soulignent toutes que les tables de présentation, les présentoirs, les coups de cœur, permettent de multiplier le nombre d’emprunt. En fonction des études, des types de bibliothèque et des contextes, les documents valorisés peuvent être empruntés entre 2 et 17 fois plus.
D’autre part, le fait de présenter des documents de face permet de créer une sorte de signalétique intuitive : grâce aux couvertures, on comprend instantanément dans quel univers on est. Cela rend l’espace directement lisible et compréhensible, sans passer par une signalétique que personne ne voit et que personne ne lit.
La décoration permet d’obtenir le même type de résultat, comme vous le voyez sur ces deux images. À gauche, ce sont les 7 lieux où l’on a installé une zone jeu vidéo qui n’a pas besoin de signalétique puisqu’elle est blindée de gadgets, d’objets, de figurines qui permettent tout de suite de comprendre qu’on est dans un univers de geeks dédié au jeu. Inversement, il y a une salle de travail, dont je n’ai pas de photo malheureusement, mais qui est tapissée du sol au plafond d’ouvrages patrimoniaux qui sont moins là pour être consultés que pour créer une atmosphère propice au silence et à la concentration. On n’a pas besoin de le dire ou de le rappeler : cela va de soi, les espaces parlent d’eux-mêmes.
Le 2e conseil que je souhaite vous proposer est le suivant : agencez vos rayonnages autrement. Dans la plupart des bibliothèques, les rayonnages sont installés en épis, à la file les uns derrière les autres. C’est vraiment la configuration la plus rebutante possible. C’est une configuration de réserve où l’on cherche à mettre un maximum de documents dans un minimum d’espace. On retrouve rarement cette implantation dans les commerces. Pourquoi ? Parce que c’est très peu inspirant, ça donne juste envie de se servir et de repartir le plus vite possible. Alors, que peut-on faire d’autre ?
Une première stratégie simple pourrait consister à étager les hauteurs pour optimiser la visibilité des documents plutôt que leur quantité. Si vous êtes plus ambitieux, vous pouvez aussi créer des alcôves, comme on en retrouve dans beaucoup de librairies ou de grandes surfaces culturelles, où l’on retrouve plutôt des rayonnages en demi cercle, avec au centre des assises ou des tables de présentation.
Si vous parvenez à dégager un très grand espace, on va plutôt parler de configuration en « arène ». Sur cette photo de Bayeux, vous pouvez voir qu’à chaque fois que c’était possible on a essayé d’éviter les rayonnages en épis et d’opter pour ce type d’agencement. Avouez le : ça donne quand même plus envie de déambuler, de fouiner et de s’installer que les murs de livres qu’on a vu juste avant…
Là encore, on a constaté empiriquement que cette stratégie est très efficace pour inspirer les gens. Cela n’a pas été étudié en bibliothèque mais dans les espaces commerciaux, où l’on constate que le temps de présence d’un client dans une zone est proportionnel à la quantité d’espace visuel ininterrompu. C’est logique : plus vous pouvez balayer tout en secteur d’un seul regard, plus votre attention va être captée, plus votre curiosité va être excitée, et plus vous allez rester. Inversement, plus les rayonnages sont denses, nombreux, serrés, et moins les gens dépensent d’argent. Là aussi, c’est logique : on n’aime pas avoir le sentiment d’être à l’étroit, enfermé, piégé.
J’en arrive à mon dernier conseil : procédez par itérations, soyez flexibles. Si les 2 conseils précédents venaient plutôt du merchandising, il s’agit là d’un principe essentiel de design.
Itérer, c’est un mot un peu compliqué qui veut dire quelque chose de très simple : améliorer les choses, les corriger, recommencer, explorer plusieurs variantes jusqu’à trouver la bonne. Pourquoi est-ce important de prévoir des itérations quand on travaille sur un espace ? Tout simplement parce qu’un espace public est un lieu de vie et d’expérience pour des gens, et les gens sont parfois surprenants : ils ne se comportent pas comme on l’avait imaginé, ils inventent de nouveaux usages, ils détournent le mobilier, etc. C’est la raison pour laquelle il faut se tenir prêt à faire évoluer les choses à la volée.
Pour illustrer cette philosophie, j’ai mis à nouveau des photos de Bayeux. Il s’agit toujours de la partie jeunesse. Comme je vous l’ai déjà dit, cette zone est un peu serrée et on a travaillé pour la rendre plus confortable. On a donc aménagé un grand coin avec des assises basses en U, un tapis, des peluches… Le problème, c’est que tout cela était tellement confortable que c’est devenu un véritable chahut : les enfants criaient, se battaient, faisaient des galipettes. Les ados venaient s’installer et faire des câlins. Bref : c’était le bazar et on ne l’avait pas anticipé.
Très rapidement, nous avons donc reconfiguré le mobilier pour créer un espace moins excitant, avec des aspects issus des espaces d’apprentissage (comme une dichotomie plus marquée assises/rayonnages). L’atmosphère s’est apaisée. Bien que la 2e configuration soit plus austère, c’est un espace plus inspirant parce qu’on canalise mieux l’attention du public. Il faut toujours être prêt à faire ce genre de modification lorsque c’est nécessaire (on pourrait même parler de sacrifice : à titre personnel et sur le plan esthétique, j’aimais beaucoup plus la première configuration).
C’est le dernier conseil que je souhaitais vous donner aujourd’hui. Le merchandising et le design sont des sujets sur lesquels je donne des formations et je pourrais continuer de vous en parler pendant la journée entière, mais je vais m’arrêter là !
Conclusion : « Est-ce que c’est mon métier ? »
Pour conclure, je voudrais aborder une question que vous vous posez peut-être après m’avoir écouté, ou que vos collègues vous poseront si vous leur proposez de suivre une formation au design ou au merchandising : « est-ce que c’est vraiment mon métier ? » Implanter des rayonnages, choisir du mobilier, dessiner des jeux de l’oie, travailler sur des plans, observer les gens : ok, c’est formidable, mais est-ce que c’est vraiment le rôle des bibliothécaires ? La question est tout à fait légitime : on pourrait se dire que c’est plutôt le domaine des architectes, des programmistes, des décorateurs d’intérieur, des designers plutôt que des bibliothécaires qui ont bien d’autre chose à faire.
Je vais répondre, dans un premier temps, de façon un peu ironique en vous montrant une image. C’est une esquisse réalisée par l’architecte qui a travaillé à Bayeux, David Serero. Il a fait un très bon travail, ce n’est pas le sujet. Il n’y a pas quelque chose qui vous interpelle ou qui vous étonne dans cette image ?…
Je vous laisse regarder…
Je vais vous dire ce qui moi m’interpelle : il n’y a pas de livres, pas un seul. Si, en cherchant bien, vous en verrez quelques uns au fond…
Ça, c’est la réalité. Ce n’est pas fondamentalement différent bien sûr, mais ce n’est pas le même espace. Il y a une couche de travail supplémentaire qui a été réalisée. Cette différence entre la vision de l’architecte qui imagine une grande boite vide, et la réalité, vous pouvez la répéter avec mille autre projets, ce n’est pas propre à Bayeux. Les architectes ne savent pas, et c’est normal parce que ce n’est pas leur métier, comment implanter des rayonnages, valoriser des collections, zoner des usages et des activités.
Il y a un domaine où on est à l’aise, nous bibliothécaires, dans la gestion de l’espace : c’est un niveau micro, très fin, strictement documentaire où on va répartir des ensembles de documents à l’aide d’un plan de classement, de cotes, etc. À l’autre extrémité du spectre, il y a le niveau d’intervention de l’architecte, qui pense la structure globale d’un bâtiment, les grandes circulations, les grandes zones et toute l’infrastructure sous-jacente.
Mais entre les deux, il y a un niveau intermédiaire : c’est le niveau des usages, des circulations, des parcours individuels, des découvertes et des surprise, c’est le niveau de l’expérience, du ressenti, de la vie. C’est aussi le niveau de l’inspiration pour reprendre ce terme. Ce qui est intéressant dans le modèle des 4 espaces, et en particulier dans l’idée d’un espace d’inspiration, c’est qu’il nous invite à nous saisir de ce niveau, à l’investir pour améliorer ou pour façonner l’expérience de nos usagers.
Et si les bibliothécaires ne s’en chargent pas, et bien personne ne le fera à leur place parce que ce n’est, à proprement parler, le métier de personne d’autre ! Il y a de très rares cas de professionnels non bibliothécaires qui s’occupent sérieusement de ces questions, mais c’est vraiment une exception.
Ma première réponse à la question « est-ce que m’occuper des espaces fait vraiment partie de mon métier ? » va donc être un peu ironique. Il y a une chose qui est certaine : ce n’est le métier de personne d’autre, du coup il y a de fortes chances que oui, en effet, ce soit à vous, bibliothécaires, de vous y coller. Par défaut, c’est votre métier !
J’ai envie, pour terminer, d’aller un peu plus loin et de vous faire une vraie proposition : « Et si on professionnalisait les compétences liées à l’aménagement ? » J’en suis convaincu : créer, aménager et faire vivre des espaces, cela fait partie du métier de bibliothécaire depuis que le libre accès existe. C’est ce qu’Eugène Morel, déjà, avait pressenti : l’espace est un service, une forme de médiation en soi.
Mais si je formule les choses de cette façon, si je propose aux bibliothécaires de devenir des professionnels de l’aménagement, je ne suis peut-être pas très convaincant, parce qu’on est dans un registre vraiment très éloigné de ce qu’on apprend en formation initiale ou sur le terrain.
Par conséquent, je vais un peu reformuler les choses en employant le vocabulaire que je vous ai présenté aujourd’hui : « Et si on professionnalisait (plutôt) les compétences liées à l’inspiration ? » Ce terme, « inspiration », est intéressant, parce qu’il permet de regrouper des missions de médiation, de valorisation des collections (qui sont plutôt consensuelles aujourd’hui) et des missions d’aménagement (qui s’appuient sur des outils plus atypiques comme le design ou le merchandising).
Reformulé de cette façon, je pense qu’on a un programme acceptable et pertinent pour les bibliothécaires : on a des discipline à notre disposition, dans lesquelles il suffit de piocher pour aller chercher les bons outils, comme le design et le merchandising. On a juste à se former.
Je pense qu’on tient là une piste bien concrète pour aller au-delà de la bibliothèque troisième lieu comme simple injonction, et pour se mettre vraiment à penser et à construire des bibliothèques modernes.
J’espère vous avoir convaincu. J’espère aussi vous avoir inspiré et je vous remercie pour votre attention !
Ce texte est particulièrement intéressant. Les espaces du lieu bibliothèque sont polyvalents et ce, afin de répondre à une diversité de clientèle qui découvre et utilise la bibliothèque.
Je dois vous signaler une petite erreur. L’information liée à la photo du Fab Lab de la bibliothèque de Brossard n’est pas exact. Brossard n’est pas un arrondissement montréalais, c’est une ville de la province de Québec. On aurait du lire : Brossard (Québec, Canada)
Bonjour Suzanne, merci beaucoup d’avoir identifié cette faute. Je suis confus. Je vais corriger cela tout de suite.
Merci, La correction est très appréciée !
Bonjour,
Article « inspirant » quant à la réflexion à mener sur l’aménagement intimement lié aux usages…
Je crois à « l’itération » : tester, rectifier, adapter, modifier… et aussi surprendre, me semblent être des mantras à adopter.
Cela permettrait d’ailleurs de profiter pleinement des possibilités de mobilité des nouveaux mobiliers, parfois trop peu (ou pas) exploitées.
De ce fait, je m’étonne du choix à Bayeux du jeu de l’oie inclus dans la moquette, qui fige le positionnement des rayonnages. Pour moi, le design devient alors une contrainte et je trouve cela dommage.
Bonjour Isabelle, Merci pour votre commentaire…. et pour votre excellente remarque. Je vais apporter deux éléments de réponse, le premier plutôt concret, l’autre plus théorique :
1) Concernant ce jeu de l’oie, en effet il est pensé pour être permanent, mais il est également imprimé sur des dalles de moquette amovibles. Il est donc possible (mais pas simple) de modifier ce dispositif en cas de refonte des espaces ou des collections.
2) Cela m’emmène au deuxième point : il ne faut pas confondre itération et possibilité de tout reconfigurer en permanence. Il ne faut pas confondre « itération » et « modularité » : une itération est une étape dans un processus de conception flexible mais qui doit lui même avoir une fin, avec un livrable finalisé, stabilisé, et potentiellement fixé définitivement.
En bibliothèque, comme notre environnement a beaucoup évolué ces 20 dernières années, nous avons parfois tendance à survaloriser la modularité. Les bibliothécaires ont par exemple souvent l’impression qu’il faut mettre des roulettes partout (ce qui peut constituer un surcoût très important). Dans la réalité, aucun lieu ne se reconfigure en permanence. En bibliothèque, il y a des rayonnages qu’on ne bougera jamais pour des raisons structurelles, ou peut-être dans le cas d’une rénovation importante, mais l’architecte Aat Vos considère qu’une opération de ce type, pour s’adapter à l’évolution des pratiques du public, doit intervenir tous les 15 ou 20 ans seulement.
Pour conclure : le défi principal quand on fait du design est de ne pas se faire piéger en ayant imaginé trop en amont des solutions définitives qui ne correspondent pas aux besoins réels… mais cela n’interdit pas les solutions définitives ! J’espère vous avoir répondu sans sembler trop noyer le poisson 😉
Bonjour, moi qui suis programmiste et qui accompagne les équipes de bibliothécaires pour repenser leurs espaces et l’accueil des publics, un tel article est très inspirant! Merci beaucoup!
Bonjour Hélène ! J’espère que vous ne m’aurez pas trouvé trop sévère lorsque je parle des limites des architectes ou programmistes !
Bonjour Nicolas,
Non pas du tout, c’est tout à fait vrai. Ceci dit, le programmiste doit normalement faire ce lien entre l’équipe et la vision idéale de l’architecte… 🙂
Bonjour,
merci pour votre compte-rendu très intéressant. Comment jugez-vous le fait de ne rien faire en bibliothèque ? En effet la bibliothèque est généralement perçu comme un lieu où le public est en action alors que cela peut être aussi un lieu de déconnexion.
Merci pour votre avis.
Bonjour Lydie, Cela me semble tout à fait légitime de considérer qu’une bibliothèque ou certaines zones d’une bibliothèque sont dédiées à la déconnexion. « Ne rien faire » dans ce cas, c’est une « activité » au sens des « espaces d’activité » mentionnés dans ce billet. Je pense par exemple aux salles de siestes en BU. Cela implique toutes sortes de contraintes matérielles (acoustiques, aménagement, conditions d’accès, logistique, etc.) aussi importantes que dans des espaces d’activités bruyants ou dynamiques…