L’origine des 4 espaces
Les quatre espaces trouvent leur source dans un rapport publié en 2010 en réponse à une commande du gouvernement danois. Dans un contexte de réforme des politiques publiques ayant conduit à une diminution du nombre de bibliothèques et à une augmentation de leur taille moyenne, il s’agissait de clarifier le concept de bibliothèque et de préciser son rôle dans la société de la connaissance. Le comité d’expert constitué pour rédiger le rapport proposait notamment, parmi ses nombreuses recommandations, de « considérer l’espace des bibliothèques comme un medium à part entière à développer » et d’imaginer « de nouveaux concepts pour les espaces physiques des bibliothèques » afin que ces dernières restent « désirables. »
Trois universitaires, Henrik Jochumsen, Dorte Skot-Hansen et Casper Hvenegaard Rasmussen, ont été missionnés pour plancher sur cette question. Dans leur article de 2012 intitulé « Les Quatre espaces, un nouveau modèle de bibliothèques publique » les 3 auteurs présentent leur conclusion : une grille conceptuelle très simple permettant selon eux de « programmer, construire, concevoir, aménager et réaménager des bibliothèques. »
Le modèle des quatre espaces a été employé dans la programmation de plusieurs équipements scandinaves (comme DOKK1, la grande et belle bibliothèque publique d’Aarhus au Danemark). Il est également à la base de l’excellent site Modelprogram for folkebiblioteker qui le développe et l’illustre à travers des fiches pratiques et des études de cas. Si vous ne connaissez pas ce site, si vous lisez l’anglais et que vous vous intéressez à l’aménagement des bibliothèques, je vous invite à le consulter : il fournit un très beau panorama des établissements innovants construits (principalement en Europe du nord) dans les années 2000 et 2010.
Les quatre fonctions des bibliothèques contemporaines
Mais revenons-en aux quatre espaces : en quoi consiste ce modèle ? Il se base avant tout sur quatre fonctions assignées aux bibliothèques actuelles, quatre objectifs relevant de la sphère publique ou individuelle auxquelles les bibliothèques peuvent contribuer : l’émancipation, l’innovation, la participation et l’expérienceL’émancipation renvoie à la formation de citoyens autonomes, informés et capables de se forger une opinion éclairée. C’est une fonction finalement assez traditionnelle des bibliothèques en tant qu’institutions démocratiques.
L’innovation correspond à la capacité à produire des idées, à résoudre des problèmes ou à créer de nouvelles formes esthétiques. Les bibliothèques ne sont pas seulement des lieux de conservation, elles font partie des institutions où des connaissances nouvelles peuvent mûrir et apparaitre. Là encore, c’est une fonction ancestrale : la bibliothèque comme lieu de savoir.
La participation est un phénomène plus contemporain, ou en tout cas qui s’est accentué ces dernières années avec le développement des moyens de communication numériques. Il renvoie à la volonté des individus de s’accomplir en étant actifs, en prenant la parole, en s’exprimant, en donnant leur avis, en co-construisant les services qu’on leur propose. C’est une notion qui se situe au croisement du développement personnel et du projet politique. C’est l’idée de la bibliothèque comme forum, place publique, lieu de croisement et de rencontre au sein d’une communauté, non seulement entre des idées mais également entre des individus.
La notion d’expérience nécessite peut-être un peu plus d’explications. Elle fait référence à ce qu’on appelle parfois, à la suite de Joseph Pine et James Gilmore, « l’économie de l’expérience » : dans le monde occidental, les besoins de base des consommateurs sont souvent satisfaits et ces derniers sont de plus en plus demandeurs d’expériences, c’est-à-dire de sensations ou d’émotions qui perdurent sous la forme de souvenirs et que l’on cherche à partager ou à reproduire. Pine et Gilmore observent que les services (immatériels) occupent dans nos vie une place de plus en plus grande face aux biens (matériels), et que les services tendent eux-mêmes à se confondre avec des expériences. Dans l’économie actuelle, la capacité à concevoir et proposer des expériences de qualité devient un avantage compétitif majeur (c’est ce qui permet par exemple à Starbucks de vendre avec succès des cafés au lait à 6 euros). Les bibliothèques, comme tous les lieux qui proposent des services, sont des théâtres d’expériences (qui peuvent être agréables ou désagréables, réussies ou ratées, etc.)
Quatre types d’activités et quatre types d’espaces
Si l’on adopte le point de vue de l’usager, les quatre grandes finalités précédentes entrent en résonance avec quatre types d’activités. Dans une bibliothèque, on peut faire des découvertes, contribuer à la vie d’une communauté, créer des choses, ou se sentir stimulé :
- Découvrir (apprendre des choses, se former, étudier) est une activité à mi-chemin entre l’expérience et l’émancipation.
- Contribuer (débattre, discuter, s’exprimer) est une activité à mi-chemin entre l’émancipation et la participation
- Créer (produire, fabriquer, inventer) est une activité à mi-chemin entre la participation et l’innovation
- S’exalter (se passionner, s’étonner, s’intéresser) est une activité mi-chemin entre l’innovation et l’expérience
Chacune de ces activités correspond à un type d’espace. Ce sont précisément les quatre espaces qui nous intéressent :
- Les espaces d’apprentissage (pour découvrir)
- Les espaces de rencontre (pour contribuer)
- Les espaces d’activité (pour créer)
- Les espaces d’inspiration (pour s’exalter)
Nous construisons des espaces d’apprentissage lorsque nous répartissons les différents domaines du savoir dans un plan de classement, lorsque nous disposons des prises électriques pour brancher des ordinateurs portables, quand nous installons des tables de travail ou des carrels, quand nous délimitons des zones de silence ou de travail en groupe.
Les espaces de rencontre sont ceux que l’on associe typiquement avec l’idée de « troisième lieu ». Ce sont tous les espaces qui facilitent les échanges et les interactions entre les individus : les aménagements de type salon, les cafés, mais aussi les grands forums ouverts et polyvalents qui permettent d’organiser des conférences ou des débats.
L’idée d’espace d’activité en bibliothèque est assez récente, même si les bibliothécaires jeunesse explorent ce territoire depuis longtemps. Ce sont des espaces qui incluent des outils ou qui fonctionnent eux-mêmes comme des outils permettant d’être actif et créatif : studio d’enregistrement ou de visualisation, fablab, markerspace, atelier, bac à sable technologique…
Enfin les espaces d’inspiration sont ceux qui stimulent les sens, qui éveillent la curiosité ou l’émerveillement, et qui permettent de faire des trouvailles inattendues. Ils communiquent du sens et des émotions via leur agencement, leur décoration ou les évènements qui s’y déroulent. On peut ranger dans cette catégorie les zones dédiées à l’action culturelle (scènes, auditoriums, salles d’expo ou de projection) mais aussi tous les dispositifs aux frontières moins nettes qui permettent de capter l’attention du public, de valoriser des collections, de rendre tangibles des services immatériels, de théâtraliser l’offre et l’identité de la bibliothèque.
Précision importante : ces différents espaces ne sont pas exclusifs et ils ne sont pas réductibles à des zones clairement délimitées. Ils correspondent plutôt à des modalités d’utilisation, des facettes, des intentions, qui peuvent être distribuées ou actualisées plus ou moins fortement en fonction des zones et des périodes (c’est la raison pour laquelle je préfère parler personnellement de « dimension », comme dans le titre de ce billet).
Prenons un exemple issu du site Modelprogram : un café dans une bibliothèque correspond à une zone bien délimitée, avec un bar, des choses à manger ou à boire, des tables et des chaises. Cette zone est avant tout un espace de rencontre, mais c’est aussi un espace d’inspiration car elle contribue à donner une saveur particulière à l’expérience de la bibliothèque. On peut également considérer que le café fonctionne occasionnellement comme un espace d’apprentissage lorsque des étudiants viennent y travailler de façon détendue. Enfin, le café peut fonctionner à certains moment comme un mini-espace d’activité en accueillant un club de lecture, un atelier tricot, etc.
L’intérêt du modèle est de nommer ces différentes polarités. Il permet d’anticiper d’éventuels conflits d’usage et de faire les bons choix d’aménagement ou de services en fonction du type d’espace/usage qu’on souhaite créer/favoriser. Autre exemple issu de Modelprogram : les collections. En fonction du type d’espace dans lequel on se situe, leur densité, leur diversité, ou leur profondeur ne seront pas les mêmes. On voit bien, dans le schéma ci-dessous, qu’il ne s’agit pas de jeter par dessus bord les bouquins comme je le disais en introduction. Toutefois, ils sont amenés à occuper une place variable en fonction de l’espace dans lequel on se situe : anecdotique dans les espaces de rencontres, fondamentale dans les espaces d’apprentissage, instrumentale dans les espaces d’activité et d’inspiration.
Le modèle permet également de faire des choix et de hiérarchiser des priorités. Dans une grande bibliothèque, on s’efforcera sans doute de dispatcher de façon harmonieuse les 4 types d’espaces qui tendront à former des zones bien distinctes. Dans un équipement très petit, on sera plus vraisemblablement contraint de choisir un type d’espace au détriment d’un autre ou bien d’introduire de la flexibilité pour qu’une même zone puisse être transformée en différents espaces. L’essentiel est que ces choix soient faits de façon consciente et que le type d’espace que l’on aménage soit aligné avec les besoins du public et avec les missions de l’établissement.
Les espaces d’inspiration : un territoire professionnel à défricher
Il y a une chose que je trouve extrêmement intéressante dans ces 4 espaces : en tant que bibliothécaires, nous n’avons pas le même degré de familiarité avec chacun d’entre eux, et nous sommes plus ou moins bien outillés pour les concevoir et les faire vivre. Nommer ces 4 espaces permet donc d’identifier des domaines dans lesquels nous avons des compétences nouvelles à acquérir. Balayons-les encore une fois sous cet angle :
- Il me semble que nous sommes relativement familiers des espaces d’apprentissage qui renvoient à une fonction historique des bibliothèques, et à une mission parfois explicite de certains établissements (par exemple en BU, avec la notion d’innovation pédagogique).
- Depuis l’éclosion de la notion de troisième lieu, la plupart des bibliothécaires ont également intégré la notion d’espace de rencontre, convivial, flexible, et faiblement normé. Sur le plan des compétences pro, ce type d’espace renvoie à des « soft skills » qui sont de plus en plus présents dans les catalogues de formation : accueil, médiation, facilitation, co-construction…
- Malgré leur nouveauté et le fait qu’ils sont encore assez peu répandus en bibliothèque, il me semble également que nous avons une idée relativement précise des espaces d’activité (comme les fablabs ou les makerspaces). Justement parce qu’ils sont très novateurs, très visibles et connectés à des savoir-faire spécifiques, les conditions requises pour faire vivre ces espaces (compétences, matériel nécessaire, bonnes pratiques) sont relativement bien documentées.
- En revanche, les espaces d’inspiration correspondent à un territoire plus nébuleux. Ces espaces permettent de façonner des expériences, de stimuler les sens, d’éveiller la curiosité. Quelles sont les compétences, les outils, les techniques à mobiliser pour les aménager ? La réponse n’est pas immédiatement évidente et on peut être tenté de répondre qu’on sort du périmètre d’action des bibliothécaires : ce serait plutôt aux architectes, aux décorateurs d’intérieur, aux designers de concevoir des environnements stimulants et exaltants.
Je ne partage pas cette conclusion ! En tout cas pas totalement. En fait, en réfléchissant, je me rends compte que la plupart des sujets qui m’intéressent, sur lesquels j’interviens en tant que consultant ou formateur, ou bien que j’évoque sur ce blog, se rattachent de près ou de loin à la problématique de l’inspiration ou de l’expérience :
- Le design UX et le design thinking sont des méthodologies qui permettent de façonner des expériences fluides, sans complications inutiles du point de vue de l’usager et centrées sur lui
- Le merchandising est un ensemble de « trucs » issus du monde du commerce, qui permettent de capter l’attention du public, de susciter du désir ou d’éveiller la curiosité
- L’aménagement intérieur permet de façonner des expériences, d’induire des comportements ou d’activer des souvenirs agréables, via la mise en scène, la décoration, l’implantation du mobilier
- Le branding consiste à créer une identité sensible unique et reconnaissable (à travers un logo, un nom, une charte graphique, des principes de communication homogènes), de telle sorte que la bibliothèque corresponde à une expérience unique, cohérente et enthousiasmante
Transformer les bibliothèques en lieux inspirants, créer des espaces de sérendipité ou des zones stimulantes, faire en sorte que l’aménagement intérieur ou la disposition des collections éveillent la curiosité ou l’envie, agir sur l’environnement pour orienter les choix des usagers ou leur simplifier la vie : ce sont probablement les challenges qui m’intéressent le plus en bibliothèque. Je suis convaincu qu’ils font partie intégrante du métier de bibliothécaire et je vais continuer d’arpenter ce territoire sur ce blog et via les formations que je vous propose !
Pour aller plus loin : un atelier 4 espaces
Vous souhaitez utiliser le modèle des 4 espaces pour réaménager ou concevoir une bibliothèque ? Vous souhaitez travailler en équipe sur ce sujet ? Je vous propose de télécharger un support d’atelier, inspiré de celui qui a été conçu par le studio SIGNAL et qui est disponible sur le site Modelprogram. Vous pouvez également trouver sur le site trois compte-rendus d’ateliers réalisés à l’aide de ce support dans les bibliothèques de Billund, Sønderborg et Thisted. Le support que j’ai adapté et traduit en français est visible en aperçu au bas de ce billet ou téléchargeable au format pdf via ce lien.