Du design de service au co-design
Les bibliothécaires finlandais ont recours depuis plusieurs années au design thinking pour imaginer de nouveaux services. Tout a commencé en 2009 avec un projet piloté par l’agence Kuudes Kerros. Pour répondre à la désaffection croissante du public, les designers ont développé un concept de bibliothèque « living room » qui a été testé à Oulunkylä, un quartier du nord de la capitale, avant d’être étendu à d’autres bibliothèques du réseau. Cette nouvelle approche a été plébiscitée par les usagers et l’agence a reçu plusieurs récompenses (notamment le prix Fennia 2012).
Je ne vais pas m’attarder sur le travail de Kuudes Kerros (pour plus d’infos, vous pouvez jeter un œil ici). Ce qui m’intéresse chez les bibliothécaires finlandais, c’est l’évolution progressive de leur démarche de conception centrée sur l’usager. Dans le projet de 2009, le public occupait une place centrale en tant qu’objet d’étude et comme cible de nouveaux services (pour imaginer son nouveau concept de bibliothèque, l’agence a rencontré et observé une quarantaine d’usagers). Mais dans les projets plus récents, comme la programmation de la nouvelle Bibliothèque Centrale d’Helsinki qui ouvrira en 2017, les usagers ont gagné le statut de véritables partenaires, engagés dans un processus de conception participative. Comment expliquer cette évolution ? Comment passe-t-on du design de service au co-design ?
Et bien d’une certaine manière, il suffit de pousser les curseurs collaboratifs déjà présents dans le design thinking. Je m’explique. La collaboration est un enjeu fort dans ce type de méthodologie. L’objectif du design de service est d’améliorer l’expérience finale des usagers, des utilisateurs ou des consommateurs d’un service. Pour se faire, il faut mobiliser des équipes transdisciplinaires. En effet, pour fabriquer ou pour traiter des produits, on peut se permettre de travailler en silos ou en départements étanches étant donné que le produit reste le même d’un bout à l’autre de la chaîne. C’est le cas dans ce qu’on appelle le « circuit du livre » en bibliothèque. Mais lorsqu’on propose des services, les choses sont complètement différentes. Ces silos deviennent néfastes car ils introduisent des discontinuités dans l’expérience finale des usagers.
Pour faire coopérer des experts ayant des cultures professionnelles différentes, les designers utilisent toutes sortes de techniques qui facilitent la compréhension mutuelle. Je pense par exemple aux dessins, aux schémas ou aux modèles qui permettent d’exprimer concrètement des idées, mais aussi au fait d’afficher toutes les informations concernant un projet sur un mur plutôt que de les ranger dans un dossier, ou encore à la fabrication de prototypes tangibles. Ces outils de pensée visuelle ou de « pensée avec les mains » qui facilitent la communication entre spécialistes peuvent également être utilisés pour dialoguer avec des non-professionnels, et même pour les intégrer à pied d’égalité dans un groupe projet.
La dimension collaborative du design intervient également au moment de la recherche sur les usages. Pour améliorer l’expérience finale d’un usager, il faut étudier minutieusement son comportement et ses pratiques. Pour cela, les designers peuvent utiliser des outils venus de l’ethnographie (comme les entretiens qualitatifs, l’observation, l’immersion…). On peut également proposer aux usagers de réaliser des petits exercices (comme des activités de cartographie ou des tris de cartes) ou bien utiliser des « sondes culturelles » (un carnet de bord à remplir, un appareil photo pour chroniquer une journée, un collage à réaliser, des pièces de Lego à assembler, etc.) Ces activités génératives sont un peu plus que de simples instruments d’observation : elles permettent aux usagers d’être actifs, de s’exprimer, de produire et d’organiser des idées, sans avoir à maitriser un jargon professionnel, à rédiger des rapports ou des notes de synthèse.
Lorsque les outils du designer – comme la pensée visuelle ou les sondes culturelles – sont employés de cette façon, pour impliquer les usagers dans un projet, pour les faire participer activement et pour produire des idées, on parle de co-design (ou de design participatif).
Principe et finalité du co-design
Ces dernières années, plusieurs bibliothèques à travers le monde se sont engagées dans des projets de co-design (ou dans des démarches très proches). On peut citer pèle-mêle les bibliothèques publiques de Montréal, l’université de Cambridge (dans le cadre du programme Futurelib), la bibliothèque des enfants de Malmö en Suède, ou encore la bibliothèque Dokk1 à Aarhus au Danemark, qui a été conçue avec des techniques quasiment identiques à celles qui ont été employées en Finlande.
À Helsinki, Virve Miettinen (qui est chargée de la programmation participative de la future bibliothèque) explique que la démarche de design lancée en 2009 a eu un impact fort sur la culture professionnelle des bibliothécaires qui ont découvert de nouvelles façons de travailler avec le public :
Les bibliothèques d’Helsinki ont commencé à sérieusement employer le design de service il y a 3 ans (= en 2009). La plus grande leçon que nous en avons retenu, c’est qu’il est possible de travailler autrement, d’adopter d’autres points de vue, d’expérimenter et de tester des choses avec nos usagers et nos partenaires. Le co-design et la participation citoyenne sont devenus la principale ressource et le muscle du projet de nouvelle bibliothèque centrale. (Source)
Pour Tuula Haavisto, le directeur des bibliothèques, le fait de solliciter les usagers est un moyen de résoudre la crise que traversent depuis déjà longtemps les établissements de lecture publique, qui peinent à se réinventer depuis qu’ils sont entrés dans le XXIe siècle : « Nous sommes à la recherche d’un nouveau modèle. Nous n’avons pas beaucoup de points de comparaison dans le monde. Nous devons donc créer nous-mêmes un nouveau concept et nous accueillons avec plaisir les idées des résidents et des citoyens d’Helsinki. » Marja-Liisa Komulainen, la responsable du développement de la bibliothèque, résume d’une autre façon le sens de cette démarche : « Pendant trop longtemps, les organisations sont restées focalisés sur leur propre fonctionnement. Les usagers nous apportent un regard extérieur, ils sont capables de voir ce qui nous échappe. »
Au-delà de ces enjeux professionnels, le recours au co-design s’inscrit dans un agenda politique plus large. Un sondage réalisé en 2009-2012 a permis de mettre en évidence que 80% des membres du conseil municipal estimaient que les habitants d’Helsinki avaient « peu » ou « extrêmement peu » d’occasions d’influencer la prise de décisions. Le co-design est un bon moyen d’augmenter la capacité d’agir des citoyens. Il permet de gravir l’échelle d’Arnstein qui balaie tous les degrés de la participation, depuis la manipulation jusqu’au pouvoir citoyen effectif, en passant par les consultations plus ou moins formelles.
Par rapport à d’autres techniques participatives (comme les jury citoyens, les future workshops, les world cafés, etc.), l’originalité du co-design est d’associer les usagers à la conception d’un projet et pas simplement à des prises de décision ou à la construction de consensus. Des ateliers de co-design peuvent intervenir à chaque étape d’un projet de design : définition du brief, recherche, idéation, prototypage…
Avec le co-design, le designer devient un facilitateur : il ne se contente pas d’étudier des usagers, de les observer ou de leur demander leur avis, il sollicite leur intelligence, leur expertise et leur créativité. Pour Elizabeth Sanders, l’une des grandes spécialistes du design participatif, les techniques génératives qui sont employées en atelier (voir une liste d’exemples ici) permettent d’atteindre un niveau très profond de connaissance du public car elles donnent la possibilité aux participants d’exprimer ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent et ce qui les fait rêver.
Le co-design est à la fois une méthode participative où le public est vraiment actif et une approche du design ancrée dans des besoins profonds mis à jour avec des techniques génératives.
Le processus participatif au cœur du nouveau projet de bibliothèque centrale
Recruter des participants pour s’impliquer dans ce type de démarche n’est pas simple et, en matière de participation, le risque de gadgetisation n’est jamais loin. Ce qui est particulièrement intéressant à Helsinki, c’est que les ateliers de co-design qui ont été organisés se rattachent à un vaste programme d’événements participatifs. Ce ne sont pas des ateliers occasionnels ou isolés, ils s’inscrivent dans un système cohérent qui leur donne du sens.
Ce programme participatif (conçu encore une fois par Kuudes Kerros) a débuté avec une campagne de communication importante baptisée « Unel-Moi » (« Bonjour les rêves »). Une demi-douzaine de personnalités phares ont parlé de leur bibliothèque de rêve, tout en incitant les habitants d’Helsinki à proposer leurs propres idées en ligne et sur des « arbres à rêves. »
Pour continuer de recueillir des idées, plusieurs rencontres hors-les-murs ont été organisées en direction de publics cibles comme les jeunes, les familles, les personnes branchées, les associations, les professionnels de l’enfance… En tant que fan inconditionnel des blocs de post-it, j’ai un petit faible pour un événement intitulé « Ala Laputaa » (ce qu’on pourrait traduire par « collez-nous »). Pendant toute une journée, les usagers ont été invités à coller une note avec leur avis, directement sur les choses qui leurs plaisent ou pas dans leur bibliothèque.
Cette première phase de recueil d’idées à permis d’accumuler 2300 propositions qui ont été analysées et réparties en 9 catégories (événements, services numériques, collections, etc.) La deuxième phase a consisté, en partant de cette base, à répartir – encore une fois avec les usagers – un budget participatif de 100.000 euros. Cet argent a été attribué à 8 projets pilotes qui ont été affinés lors d’atelier de co-design. 25.000 euros ont par exemple été alloués à un projet de maker space.
Un exemple d’atelier de co-design : programmer un maker space avec des lead-users
Le déroulement de l’atelier maker space a été solidement documenté dans un article de la revue CoDesign, ce qui permet de s’en faire une idée précise (un compte rendu plus grand public est également consultable ici). Cet atelier a réuni pendant une journée 13 participants, 6 bibliothécaires et 4 facilitateurs (des enseignants-chercheurs et des étudiants du département design et innovation de l’université d’Aalto). Dans la mesure où il s’agissait de programmer un espace avec plusieurs années d’avance, dans un domaine où tout évolue très vite, le choix a été fait de solliciter des « lead users » issus de la communauté locale des makers. Les lead users sont des usagers avertis, susceptibles de percevoir avant tout le monde de nouvelles tendances. Le fait d’impliquer des usagers experts n’est pas une obligation du co-design, c’est même plutôt une exception dans ce type d’atelier où les participants sont avant tout des « experts de leur propre expérience. »
L’atelier s’est principalement appuyé sur un outil très simple : des cartes d’inspiration à remplir correspondant à 5 catégories identifiées par une couleur et un pictogramme : « technologies », « activités », « participation/organisation/propriété intellectuelle », « risques/sécurité » et « autre ». Au cours de la matinée, les participants ont commencé par noter individuellement sur ces cartes leurs idées concernant les tendances à venir dans le monde des makers à l’horizon 2020. 189 idées ont été produites. Chaque participant a retenu ses 3 idées phares qui ont été affichées sur un mur avant d’évaluer les idées des autres. Les tendances principales ont été identifiées puis discutées en sous-groupes.
Dans ce type d’atelier, les cartes d’inspiration permettent de cadrer les participants (pour qu’ils ne se focalisent pas seulement sur les questions technologiques par exemple). Le fait de disposer de grandes catégories pré-définies facilite également l’organisation et la hiérarchisation des idées par les participants eux-mêmes, et minimise le risque d’être submergé sous leur masse (496 cartes ont été remplies à la fin de la journée !)
La seconde partie de l’atelier s’est déroulée l’après-midi dans un fab lab déjà existant qui a service de « prototype grandeur nature. » Après une présentation du plan de la future bibliothèque, les participants ont été invités à inscrire leurs commentaires et leurs idées en collant directement des cartes d’inspiration sur le matériel du fab lab (un petit peu comme lors de la journée « Ala Laputaa »). En 90 minutes, 307 idées ont été produites (des mises en garde, des envies, des idées d’améliorations ou de nouveaux concepts).
Au cours de la dernière étape, 3 groupes ont été formés avec pour objectif de définir les activités, l’équipement et la communication du nouvel espace en annotant directement le plan de la bibliothèque. Pour finir, une mise en commun a été réalisée.
Après l’atelier est venu le temps de l’analyse. Le travail réalisé a été soigneusement documenté à l’aide de photos, d’enregistrements audio et vidéo, et de prises de notes. Ces données ont été décrites et indexées à l’aide de techniques de codage ethnographiques et transmises aux bibliothécaires chargés de la programmation de l’espace pour qu’ils les évaluent. Certains résultats sont intéressants. Par exemple, en ce qui concerne les tendances futures, près de la moitié des propositions confirment les intuitions des bibliothécaires et seules 14% d’entre elles correspondent à des idées nouvelles. En revanche, 45% des solutions concrètes imaginées l’après-midi sont à la fois nouvelles et pertinentes. Autrement dit, les participants ont permis aux bibliothécaires de mieux comprendre comment concrétiser les idées générales qu’ils avaient déjà identifiées. Il est intéressant de noter que ces idées nouvelles ne se limitent pas au domaine technique, qui représente même une part minoritaire des propositions.
Dans le bilan final de l’atelier réalisé un an après en 2014, les bibliothécaires mentionnent notamment les bénéfices suivant : une montée en compétence déclenchée par cet événement, des idées plus claires sur l’aménagement de l’espace, son organisation et son utilisation, et des relations solides nouées avec la communauté des makers. Bref, l’apport des usagers a vraiment servi aux bibliothécaires.
Pour conclure…
Il y a plusieurs choses qui méritent selon moi d’être retenues dans l’expérience très riche et généreusement documentée des bibliothécaires finlandais.
- En premier lieu, le parcours réalisé depuis 2009 illustre bien la capacité des projets de design à insuffler de nouvelles façons de travailler dans une organisation.
- Ensuite, le dispositif mis en place par la ville d’Helsinki permet de comprendre qu’il y a un ingrédient essentiel pour faire du co-design un outil de démocratie participative efficace : il faut l’inscrire dans un processus plus large qui permet aux citoyens de contribuer suivant différentes modalités et différents degrés d’implication.
- Enfin, l’exemple de l’atelier maker space met bien en évidence le fait que les outils employés en atelier et leur format doivent toujours être réalisés sur mesure. Il y a de nombreux « toolkits » dans lesquels puiser pour concevoir et animer un atelier de co-design mais ne rêvez pas : il n’existe pas de recette toute faite et concevoir un atelier est un vrai boulot.
Si vous souhaitez mieux connaitre ces techniques, ce n’est pas forcément évident car il s’agit de pratiques encore émergentes.
Le travail de Liz Sanders, que j’ai cité dans ce billet, est une bonne porte d’entrée théorique, aussi bien les nombreux articles disponibles en ligne sur son site Maketools.com que l’épais manuel qu’elle a co-écrit avec Pieter Jan Stappers (Convivial Toolbox : Generative Research for the front end user).
En France, l’université Paris Descartes propose l’une des rares formations susceptibles d’intéresser des bibliothécaires ou des médiateurs culturels, via son Diplôme Universitaire Co-design.
Bonjour,
Merci beaucoup ! C’est passionnant ! Je me demandais quelle était la différence entre codesign / design participatif / cocréation ou si c’est la meme chose ?
Bonjour !
Comme on dit à la télé, « c’est une bonne question, merci de me l’avoir posée » 🙂
Alors, avant tout, il faut savoir que la signification de ces termes fluctue un peu en fonction des langues, des traditions nationales et des écoles de design. Il arrive fréquemment de voir ces termes utilisés de façon interchangeable, ou comme des quasi-synonymes, comme je le fais moi-même dans ce billet. Si on veut être précis, pour moi le distinguo serait le suivant :
– Design participatif est le terme le plus ancien. Il vient du travail réalisé dans les années 70 avec les syndicats dans les pays scandinaves. Il a donc une très forte connotation politique.
– Co-design est un terme plus récent, il a une connotation politique neutre ou nulle. On peut faire du codesign sans visée démocratique, simplement pour réaliser un meilleur produit/service.
– Enfin, co-création est un terme un peu plus nébuleux. Je le vois assez souvent associé à la « création de valeur » donc à la sphère économique. Dans ce cas, il ne s’agit pas forcément d’une technique de design mais d’une coproduction marque/consommateur.