Museomix, Biblio Remix : s’initier au design thinking en organisant un marathon créatif
Museomix est une manifestation qui existe depuis 2011, il s’agit d’un « make-a-thon », un marathon créatif (je parle d’autres formes de marathons créatifs dans ce billet). Chaque année, un ou plusieurs musées accueillent pendant 4 jours des équipes de bénévoles composées de membres du musée, d’ingénieurs, de bricoleurs, d’amateurs ou de professionnels de la culture… Organisés en équipes, ils vont se fixer un challenge : réaliser durant ce bref laps de temps un dispositif de médiation innovant basé sur les collections et les spécificités du musée. Un fab lab éphémère permet aux participants d’avoir accès à des outils de découpe, d’impression 3D ou de programmation. Le dernier jour, le public est convié pour tester et découvrir les prototypes réalisés par les différentes équipes.
Si Museomix n’est pas une application littérale du design thinking, on reconnait sans peine une philosophie et des outils similaires. Le fait même de rendre public le processus de design, d’en faire un élément de communication et de le mettre en scène sous la forme d’un challenge figure d’ailleurs dans la méthode : c’est la partie « storytelling » de la phase finale d’implantation.
Dans le champ de la lecture publique, Biblio Remix est le pendant (plus modeste) de Museomix. Lors de la première session qui s’est tenue à Rennes en juin 2013, 8 projets ont été élaborés par les participants. L’un d’entre eux, « L’Agora, espace d’échange » a été mis en place un an plus tard à la bibliothèque Lucien Rose. Il s’agit d’un espace que les usagers peuvent « emprunter » pendant un créneau de temps donné pour proposer une animation, une performance, un concert, etc. (chouette idée que l’on retrouve aussi à Bordeaux)
Du côté de Museomix, une fois l’événement terminé, les prototypes sont décrits dans des fiches pratiques placées sous licence libre. Certains projets resteront à l’état de simple idée tandis que d’autres pourront, comme l’Agora, être réalisés en dur. En fin de compte, l’objectif de ces make-a-thons est autant de produire de l’innovation que de développer des formes de communication originales et de promouvoir des méthodes de travail alternatives.
Dans ce type d’expérience, il peut y avoir un aspect frustrant si la créativité reste confinée à la périphérie du monde professionnel. C’est un phénomène qui a été constaté chez les salariés de Mattel qui ont participé au projet Ornithorynque que j’évoque dans mon billet précédent :
De nombreux participants regagnèrent leur division d’origine décidés à mettre en pratique les principes et les pratiques acquis pendant l’expérience. Ils trouvèrent cependant que la culture de l’efficacité avec laquelle ils renouaient ne les y aidait guère. Certains en retirèrent un immense sentiment de frustration. D’autres finirent par quitter l’entreprise. (Tim Brown, L’Esprit design, Pearson, 2014, p.35)
Des idées développées dans un cadre exceptionnel peuvent aussi être inopérantes, précisément parce qu’elle ont été émises « hors sol ». Par exemple, l’une des propositions imaginées durant l’atelier Biblio Remix à Rennes consiste à relooker les bibliothécaires avec des badges et des t-shirts rigolos signalant leur disponibilité ou leur spécialisation. Bonne idée… Sauf que n’importe qui ayant encadré une équipe de bibliothécaires sait qu’ils sont profondément allergiques à tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un uniforme… à moins peut-être que l’idée ait germé de l’intérieur…
Chicago, Aarhus : ces bibliothèques qui s’appuient sur le design thinking
En dehors du format exceptionnel de type Museomix ou Biblio Remix, une autre façon plus organique d’introduire le design thinking en bibliothèque consiste tout simplement à relever le défi qui consiste à s’appuyer sur la méthode dans le cadre d’un véritable projet : réorganisation d’un espace, création d’un nouveau service, mise en place d’une offre inédite destinée à un public cible, etc.
C’est de cette façon qu’à procédé la section jeunesse de la bibliothèque publique de Chicago pour concevoir de nouvelles activités consacrées au jeu et au conte. Les bibliothécaires ont commencé par rencontrer des experts et des familles afin de clarifier leur projet. Un premier prototype d’espace a ensuite été construit avec des blocs de polystyrène. Il s’agissait d’une zone ouverte où les enfants pouvaient utiliser différents accessoires et un tableau pour inventer leurs propres histoires. Grâce à ce test grandeur nature, les bibliothécaires ont compris certaines choses importantes. Ils ont par exemple observé que les enfants plus âgés n’étaient pas à l’aise pour jouer dans un espace ouvert, ou que les usagers (enfants ou parents) ne se sentaient pas spontanément autorisés à considérer la bibliothèque comme un espace d’expression. Le projet initial a été reformulé sous un format événementiel plus approprié. Nicole Steeve, bibliothécaire à Chicago, décrit de la façon suivante l’apport du design à son activité :
N’importe qui peut avoir l’idée de créer un laboratoire de création artistique pour les adolescents, ou d’installer des tables et des chaises dans un espace d’apprentissage de l’anglais. Mais si vous ne vous appuyez PAS sur le design thinking pour aboutir à ces décisions, vous risquez de ne pas avoir de bons arguments pour expliquer pourquoi vous les avez prises. Grâce au design thinking, je peux dire que ces décisions résultent d’échanges avec des usagers et des experts. Ça a une grande importance parce que dans le monde des bibliothèques, nous ne cessons pas de nous interroger sur la pertinence de nos actions. Le design thinking est une méthode de résolution des problèmes et de prise de décision méthodique et mûrement réfléchie qui aide les bibliothécaires à faire des choix pertinents sans supputer ou espérer que le projet – quel qu’il soit – correspondra aux besoins des usagers. (Design Thinking for Libraries, IDEO, 2014, p. 112)
En dehors des Etats-Unis, d’autres établissements recourent largement au design thinking. C’est le cas de la bibliothèque d’Aarhus au Danemark, qui dispose même de mallettes toute prêtes équipées avec tout le matériel nécessaire pour les réunions des groupes projet : feutres, colle, pâte à modeler, post-it à foison, etc. Rolf Hapel, le directeur de la lecture publique de la ville, voit deux bénéfices majeurs dans le recours au design thinking :
D’abord, les besoins et les demandes [des usagers] sont pris au sérieux et entendus. Ils sont reconnus comme des individus actifs qui contribuent à faire évoluer la bibliothèque et pas simplement comme des consommateurs passifs. D’où un premier bénéfice d’ordre démocratique. Le second bénéfice consiste simplement dans le fait que l’avis des usagers aboutit à la création de nouveaux services de meilleure qualité. (Design Thinking for Libraries, IDEO, 2014, p. 19)
« Design thinking for libraries »
Les exemples de Chicago et d’Aarhus sont tirés de Design Thinking for Librairies, une « boite à outil » publiée par IDEO grâce à un financement de la fondation Bill & Melinda Gates. Ce kit destiné aux bibliothécaires est composé de trois fascicules :
1) Un manuel de 120 pages décrivant l’ensemble de la démarche design ;
2) Un livret d’accompagnement réunissant les fiches-supports permettant de réaliser les activités du manuel ;
3) Une brochure d’initiation intitulée « Design Thinking in a Day » , qui permet de découvrir la méthode en douceur sur une seule journée.
Le kit conçu par IDEO est un outil précieux à plus d’un titre. C’est d’abord un véritable support d’auto-formation bien utile dans un contexte de pénurie. En effet, si les marathons créatifs sont de plus en plus populaires en France, les formations au design thinking sont encore rarissimes. Il existe bien un mooc d’initiation développé par l’Ecole Centrale de Lyon et EMLYON Business School, mais dans l’enseignement supérieur, l’Ecole des ponts et chaussées est pour l’instant la seule à disposer d’un véritable cursus dévolu au design thinking au sein de sa d.school (une déclinaison de l’institution homonyme à Stanford).
Deuxième point fort du manuel conçu par IDEO : ils s’adresse explicitement aux bibliothécaires, il tient donc compte des particularités d’un service de lecture publique, sur le plan des moyens, des missions et de la culture professionnelle. Il n’y a pas de propositions farfelues ou irréalisables du style « ornithorynque ». Des consignes simples et des retours d’expériences issus souvent du monde des bibliothèques permettent d’apprendre à conduire un entretien avec des usagers, à animer une séance de brainstorming ou à construire un prototype. Bref, tout le nécessaire pour qu’une équipe de bibliothécaires motivés puisse se lancer dans un projet de design de service.
En guise de conclusion : un appel à volontaires !
Il y a bien un petit un inconvénient dans ce kit : il est rédigé en anglais. Même s’il s’agit d’un anglais simple et accessible, c’est une lecture dont est privée la majeure partie des bibliothécaires français. Comme le travail d’IDEO est publié sous licence Creative Commons, en le parcourant je me suis dit logiquement : « pourquoi ne pas le traduire en français ? » Mais je n’ai pas l’intention de le faire tout seul ! Je vais donc conclure ce billet de façon un peu plus originale que d’habitude par un appel à volontaires :
Si vous souhaitez consacrer quelques semaines de votre temps libre à la traduction, à la relecture et à la mise en page d’une version française de Design Thinking for Libraries, je vous propose de me contacter, soit en laissant un commentaire sur ce billet, soit en utilisant le formulaire de contact sur ma page à propos, ou bien par l’intermédiaire des réseaux sociaux si vous préférez.
J’ai intitulé ce billet « comment introduire le design thinking en bibliothèque », mettre cet outil à disposition de l’ensemble de la communauté professionnelle constituerait une avancée importance dans ce sens…
MAJ janvier 2016 : La traduction du Design thinking en bibliothèque est maintenant téléchargeable sur cette page !