Si vous avez vu le tag « Management » au bas sur cet article vous vous apprêtez peut-être à aller voir ailleurs en imaginant un article barbant. Je suis mal placé pour dire le contraire mais je peux peut-être attiser votre curiosité en vous disant que dqans les deux billets que je vais consacrer à ce sujet, il va également être question d’une petite fille et d’un ouvre-boite, d’un ornithorynque, et d’un hall d’accueil en lego…
Une méthode pour la conduite de projets innovants
Le design thinking a aujourd’hui de nombreux promoteurs mais les définitions varient beaucoup en fonction des cas. Je vais essayer d’en ébaucher les grandes lignes en m’appuyant essentiellement sur les propos de Tim Brown dans son livre L’Esprit design (Pearson, 2014), un ouvrage qui a l’avantage d’être disponible en français.
Brown est président d’IDEO, une société de conseil dont les membres fondateurs ont notamment créé la première souris pour Apple en 1980. IDEO était initialement une entreprise de design traditionnelle mais elle a progressivement étendu sa sphère d’activité au-delà de la conception d’objets pour se frotter également aux services et aux organisations. Le design thinking consiste précisément à appliquer la philosophie et la méthodologie issues du monde des designers dans des domaines qui en sont éloignés.
En termes de management, on se situe dans un cadre bien précis : la conduite de projet. La gestion d’un projet se distingue de la gestion quotidienne d’une activité ou d’un service. Un projet répond toujours à une commande ou à un besoin, il est ponctuel et limité dans le temps, il implique souvent des compétences transversales. Dans la fonction publique, les cadres sont de plus en plus souvent formés aux rudiments de la conduite de projet pour « accompagner le changement » et répondre aux différentes transformations de leur environnement (innovations technologiques, évolutions dans les pratiques des usagers, fluctuation des moyens ou des effectifs).
Les outils traditionnels de la gestion de projet (étude de faisabilité, contrat d’objectifs, analyse d’impact, diagrammes de Gantt, etc.) sont surtout axés sur la planification, la coordination et la maitrise des risques. Un projet est défini comme un processus linéaire où il va falloir mener à son terme un objectif préétabli. La dimension créative du projet, la phase où le besoin initial est interprété, problématisé et traduit sous la forme d’un objectif original est largement passée sous silence (au mieux, on évoque vaguement une étape de brainstorming, sans rentrer dans le détail). C’est exactement l’inverse dans le design thinking qui est une méthode d’innovation centrée sur la créativité.
Trois éléments importants de la méthode
Concrètement, la méthode se divise, de façon variable en fonction des présentations, en 3, 4, 5 ou 7 étapes. Dans tous les cas, on retrouve toujours :
1) Une phase de définition des besoins des utilisateurs finaux à travers l’observation et l’immersion ;
2) Une phase de brainstorming où l’on cherche à produire un maximum d’idées avant de sélectionner les meilleures pour réaliser des prototypes ;
3) Une phase de test et d’amélioration des prototypes avant d’implémenter une solution.
Je reproduis le schéma ci-dessous simplement à titre d’illustration. Je ne vais pas revenir sur le détail de ces différentes phases et il n’est pas question non plus de faire un résumé complet du processus de design. Je vais me contenter de commenter trois traits marquants qui permettent de mieux cerner la philosophie sous-jacente à cette méthode.
Centrage sur l’humain et expérience utilisateur
Premier point important : le design thinking est une méthode centrée sur l’humain. Brown distingue la démarche du designer de celle des unités traditionnelles de recherche et développement qui visent avant tout des percées technologiques. Certaines innovations sur le plan du design consistent au contraire à en faire moins lorsque c’est judicieux ! C’est le cas du Palm conçu par IDEO, le premier assistant personnel, qui était en fait un ordinateur aux fonctions extrêmement réduites. Brown prend également ses distances vis-à-vis d’une certaine conception du design imprégnée par le marketing où l’on cherche simplement à rendre des objets plus séduisants. Ce type d’approche ne favorise pas l’innovation. Brown cite Henry Ford, l’inventeur de l’automobile : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils auraient répondu un cheval plus rapide. »
Pour Brown, le travail du designer consiste à répondre à un besoin, mais qui n’est pas forcément explicite et qui ne correspond pas nécessairement à une part de marché définie. D’où l’importance de s’appuyer sur des méthodes ethnographiques comme l’observation, l’immersion ou même la co-construction avec les usagers. Si des groupes test sont constitués, il ne s’agira pas d’un échantillon représentatif d’un segment de marché, mais d’ « utilisateurs extrêmes » dont le comportement est plus révélateur :
« Il y a quelques années, lorsque Zyliss, une entreprise suisse, a confié à IDEO la mission d’imaginer une nouvelle ligne d’ustensiles de cuisine, nous avons d’abord étudié des enfants et des chefs professionnels, alors qu’aucun d’eux n’était directement concerné par le produit. Mais précisément à cause de cela, les deux groupes ont fourni des renseignements précieux. Une petite fille de 7 ans qui se débattait avec un ouvre-boîte a attiré l’attention sur les maladresse physiques que les adultes ont appris à masquer. Les raccourcis utilisés par le chef d’un restaurant ont révélé des aspects intéressants à propos de l’entretien du matériel, en raison de ses exigences phénoménales en termes de propreté et d’hygiène. » (L’Esprit design, p. 45)
Petite parenthèse : l’importance accordée par le design à l’expérience utilisateur plutôt qu’à la technologie ou au marketing présente un intérêt particulier en bibliothèque parce que les services innovants en lecture publique reposent rarement sur de véritables ruptures technologiques mais plutôt sur de bonnes idées, sur une connaissance intime du public et de ses pratiques culturelles. C’est précisément ce territoire que le design thinking se propose d’explorer.
Itération et prototypes
Deuxième point remarquable : la conduite de projet est habituellement conçue comme un processus linéaire. A l’inverse, le design thinking est une méthode cyclique (ou « itérative »), basée sur des tâtonnements et des allers-retours (entre l’observation et la conception, l’abstrait et le concret, la profusion d’idées et leur élimination, etc). Comme dans un projet traditionnel, il s’agit d’atteindre un objectif final à échéance fixe, mais le cheminement est plus sinueux, plus expérimental, et plus ouvert. Le support de ces différents cycles d’exploration est le prototype.
Une fois qu’une idée a été sélectionnée pour être développée, elle doit être concrétisée dès que possible sous la forme d’un prototype. Il peut s’agir d’un assemblage rudimentaire fabriqué à partir de matériaux comme du carton, de la mousse ou même des legos. L’important est qu’il puisse être testé, manipulé et discuté, afin d’être comparé avec d’autres solutions, pour donner lieu à des sous-projets ou pour servir de base à de nouvelles observations. On voit bien comment cette démarche peut s’appliquer à la conception d’objets manufacturés comme une brosse à dent, une carrosserie de voiture ou un téléphone portable mais c’est peut-être moins évident dans le domaine des services. En fait, le cœur du design thinking réside justement dans l’idée que des entités immatérielles comme des services, des interfaces ou des expériences peuvent donner lieu à des prototypes. Par exemple, une interface informatique sur téléphone portable peut être ébauchée sans recourir à une seule ligne de code à l’aide de post-it représentant ses différents écrans, un service peut être décrit sous la forme d’un storyboard ou d’un sketch filmé, etc. Quelle que soit la forme pour laquelle on opte il s’agit de « penser avec les mains » selon la formule de David Kelley (le fondateur d’IDEO).
Une organisation et des espaces de travail créatifs
Dernier point à noter : le design nécessite un environnement propice à l’expérimentation – ce qui se traduit non seulement dans la division des tâches mais également dans les espaces de travail eux-mêmes.
Sur le plan de l’organisation, il s’agit avant tout de constituer des équipes pluridisciplinaires et peu hiérarchisées, de favoriser les croisements entre activités professionnelles et intérêts individuels afin de favoriser la créativité. Cela ne signifie pas que l’anarchie doit régner. Au contraire, pour que tout le monde se sente libre d’être créatif, il faut disposer d’un cap clair et net : « il faut définir une orientation globale pour que l’organisation sache vers quel objectif elle doit tendre et afin que les salariés chargés d’innover n’éprouvent pas la nécessité d’en référer constamment à leur hiérarchie. » (L’Esprit design, p. 76)
Les entreprises qui ont intégré le design à leur organisation disposent généralement d’espaces de travail dévolus à l’innovation : le Gym chez Procter & Gamble, le learning center de Steelcase, ou bien encore l’Ornithorynque, une structure mise en place par Ivy Ross chez Mattel au début des années 2000 et qui est devenue une sorte d’archétype légendaire :
Nous choisissons 12 employés avec des compétences et des parcours variés et à tous les niveaux d’expérience […] Nous les installons dans un bâtiment séparé de 2000 m2 qui ressemble à un terrain de jeu […] Pendant trois mois, ils abandonnent leur affectation habituelle pour prendre part à cette expérience […] Les deux premières semaines sont un cadeau : je fais venir des intervenants extérieurs […] mais la plupart du temps, nous nous amusons […] Au début, tout le monde demande des précisions sur les délais à respecter […] je réponds qu’il est indispensable que dans trois mois nous ayons ouvert un nouveau créneau pour Mattel et qu’il nous faudra alors présenter le projet commercial, les produits, le conditionnement, etc. Comment y arriver ? Je n’en sais rien. C’est une véritable aventure […] Mes collaborateurs se récrient : « Oh là là, ça fait deux mois qu’on bosse là-dessus et on n’a toujours pas de produit ! » je leur dis de se calmer, de ne pas paniquer, qu’il est normal que règne la confusion […] Et c’est à ce moment là que d’un seul coup, ça se déclenche… Quelqu’un est inspiré, l’idée prend corps, les gens se regardent autour de la table. Ils comprennent soudain qu’ils sont sur une piste. (Source)
Concrètement, comment doit être aménagé un studio de designers ? Dans son livre, Brown décrit l’espace de travail idéal, à la fois flexible, vaste, collectif et multifonction :
Les équipes de création doivent avoir la possibilité de partager leurs idées, non seulement à travers les mots, mais visuellement et physiquement. Personnellement, je n’excelle pas dans la rédaction de rapports. Je me sens plus à l’aise dans une salle avec un groupe où l’un ébauche un croquis sur un tableau, tandis que le deuxième prend des notes sur des post-it ou affiche des photos sur le mur et qu’un troisième, assis sur le sol, tente de fabriquer rapidement un prototype […] IDEO, par exemple, affecte des « salles projets » à ses équipes pendant toute la durée de leur mission […] Les espaces dévolus aux projets sont suffisamment vastes pour que le matériel de recherche, les photos, les scénarios, les concepts et les prototypes soient accessibles et disponibles à tout moment. La possibilité de voir en même temps tous ces documents permet d’avoir une compréhension globale du projet et rend la synthèses créative nettement plus facile que lorsqu’ils se trouvent dans des classeurs, des fichiers ou des présentations powerpoint […] Jetez un coup d’œil dans une salle de projet et vous verrez des prototypes jonchant le sol […] Vous verrez des outils allant des couteaux X-acto au cutter laser, en passant par le ruban adhésif (L’Esprit design, p. 30, 31, 36, 92)
Et les bibliothèques dans tout ça ?
Si on récapitule, le design thinking c’est donc:
* Une méthode pour conduire des projets innovants,
* centrée sur l’usager,
* qui accorde une place centrale à la construction et au test de prototypes,
* et qui nécessite une organisation propice à l’expérimentation et à la créativité.
Même si je ne suis pas rentré dans le détail, il me semble que c’est un bon résumé. Maintenant, vous vous demandez peut-être s’il est possible de transposer une démarche pareille dans un établissement public, une institution culturelle ou même une bibliothèque ? Dans ce cas, il va falloir lire mon deuxième billet sur la question.