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Le Recueil Factice
Le Recueil Factice

Un espace original consacré à la création graphique à la librairie Mollat

Nicolas Beudon
De passage à Bordeaux, j'ai fait un tour à la librairie Mollat. La plus grande librairie indépendante de France est aussi l'une de mes préférées. Il y a un endroit dans le magasin que j'aime particulièrement, où l'on trouve pêle-mêle de la bd indé, des livres sur le tatouage ou le street art, des livres objets, etc.

Cet espace, qui comporte également une petite zone d’accrochage, est particulièrement intéressant parce qu’il est hétéroclite tout en ayant une identité très marquée. Les documents sélectionnés rendent compte, sans soucis de hiérarchie, du bouillonnement créatif qui traverse les différents arts visuels. Il y a de quoi être interpelé lorsqu’on est bibliothécaire : nos établissements ne sont pas toujours bien armés pour appréhender les formes de création contemporaines qui impliquent toutes sortes de croisements et d’hybridations.

Si on se fie à la classification Dewey par exemple, les ouvrages sur le tatouage devraient être rangés en anthropologie sous l’indice 395.65 (coutumes et apparence personnelle – tatouage et scarification) ou bien éventuellement en 610 (avec la manucure et les parfums). Joli hors-sujet si on connait la production éditoriale et le statut actuel du tatouage dans la pop-culture. Pourtant, rares sont les bibliothèques qui disposent d’un rayon « cultures urbaines » ou « cultures alternatives » qui serait plus approprié.

L’îlot création graphique chez Mollat

Les librairies ont une souplesse et une réactivité que nous n’avons pas. Si on veut rendre compte de la culture d’aujourd’hui, nous avons tout intérêt à nous inspirer de zones thématiques modulables et peu rigides comme cet espace chez Mollat. Paul Roger (responsable du pôle Image de la librairie) et David Raiffé (responsable notamment des rayons graphisme, illustration, tatouage et street art) ont eu la gentillesse de répondre à quelques questions à son sujet.

Un beau rayon tattoo

Entretien avec Paul Roger, responsable du pôle image à la librairie Mollat

Pouvez-vous me dire comment est né cet espace consacré à la création graphique ? L’idée initiale était de rendre cohérents les trois pôles de la librairie : le pôle fiction, le pôle universitaire et le pôle image. Il me semblait important de créer des lieux indépendants physiquement mais tout en conservant des circulations. Il y avait un endroit qui m’intéressait en particulier, à l’emplacement de cet îlot graphisme. Il s’agissait d’une simple allée qui conduisait au rayon beaux-arts. L’idée était de créer des îlots pour que les gens tournent autour, pour casser la circulation habituelle en librairie avec une allée, des tables à droite ou à gauche et des étagères derrière. On a constaté que cet aménagement rendait le lieu plus attractif et incitait les gens à aller prendre les ouvrages. On en voit l’effet commercial : il y a un taux de rotation beaucoup plus important et surtout ça permet d’avoir de grandes tables, avec une présentation plus dense, plus amusante et plus créative de la part des libraires.

La petite galerie qui se trouve juste à côté, vous l’intégrez dans la même logique ?

Complètement et d’ailleurs on va encore plus l’intégrer à l’avenir. On va placer là des ouvrages ludiques consacrés au graphisme, au découpage, aux pop-ups… Il y aura bientôt une petite exposition de bande dessinée. C’est un lieu qui bouge beaucoup. Il peut être consacré à des expositions, comme dans le cadre de la semaine digitale en ce moment. Demain on organise un concert avec un chœur basque qui va chanter ! C’est un lieu qui sert un peu à tout. On aime beaucoup cette idée que les choses peuvent bouger.

Il y a bien une chorale basque qui est venue chanter le lendemain ! Ne me demandez pas le rapport avec le graphisme ! (source : page Facebook de la librairie)

Sur cet îlot, on retrouve des bandes dessinées, du graphisme, du street art, beaucoup de documents en VO… Quelle est la ligne directrice ?

La ligne directrice c’est la créativité, aussi bien dans la bande dessinée ou le dessin que le graphisme. On voudrait présenter, dans un désordre apparent, la créativité qui est à l’œuvre dans tous ces domaines. C’est aussi le principe du coup de cœur : on fait la part belle aux découvertes des libraires. Je pense en particulier à David Raiffé, qu’il faut citer puisque c’est lui qui anime ce lieu. Il se renseigne sur Internet ou sur des blogs sur tout ce qui sort et qui est dans l’air du temps. J’aime beaucoup ce qu’il fait. A Bordeaux on n’a jamais vraiment eu ce genre de lieu dynamique qui existe dans d’autres villes importantes…

Ça rappelle quand même un peu l’esprit de La Mauvaise réputation (librairie-galerie bordelaise ouverte en 2002 et axée sur les cultures alternatives/underground)

Vous avez entièrement raison. D’ailleurs ce sont de vrais amis. On a créé un événement ensemble sur l’iboat consacré au « mauvais genres » et au tatouage. Leur optique c’est de travailler plus sur l’aspect artistique, puisqu’ils vendent aussi des œuvres d’art. On est très complémentaires et on est très contents qu’ils existent puisque ça permet de diversifier l’offre et de satisfaire une clientèle plus vaste.

Beaucoup de formats atypiques : des flipbooks, des cartes postales, des Pattes de mouches de l’Association, des petits tirages auto-édités, des kits de loisirs créatifs…

Quelles sont les relations entre cet espace et les autres rayons du pôle Image ?

C’est très important que dans le pôle image on puisse aller partout, sans qu’il y ait de coupures ou de frontières. Cet îlot central est proche de la bande dessinée parce qu’on est vraiment dans un même univers créatif : je ne vois pas ce qui sépare certains auteurs de bande dessinée de certains graphistes contemporains par exemple. J’irais même plus loin : il y a certains éditeurs qui sont traditionnellement catalogués jeunesse mais qui devraient se trouver ici. Actuellement ce n’est pas possible mais un jour peut-être, si on a un espace plus grand.

Est-ce que vous ciblez un public en particulier ?

Oui et non. On a voulu réunir ici des ressources pour des lecteurs qui sont intéressés par ces domaines, leur offrir tout ce qu’on peut trouver comme richesse, pour que chacun puisse piocher… un peu comme chez un marchand de légumes. Offrir dans le mélange c’est beaucoup mieux que de cibler. Catégoriser les choses, moi je n’aime pas trop ça. Autant avoir un rayon architecture séparé ça a un sens parce que ce sont des gens qui recherchent le calme, mais ici, il fallait qu’il y ait du mouvement, et dans un lieu de passage c’est 100 fois mieux.

De Julie Doucet à Lego Star Wars : une certaines idée de l’éclectisme

Quel bilan faites vous de cet espace ?

On est très contents parce que c’était un pari, même du point de vue de la circulation, on est ravi et puis le chiffre est là. Il faut voir les gens présents le samedi après-midi ou bien certains dimanches (puisqu’on est ouvert un dimanche par mois). Le graphisme est un secteur éditorial qui a un avenir énorme. On a une clientèle intéressante, pas parce qu’elle achète mais parce qu’elle est extrêmement curieuse, elle parle beaucoup, elle communique. On est dans l’un des rares rayons où les gens viennent parler. En littérature évidement, les gens font part de leurs hésitations, ici ils échangent énormément. Ça tombe bien, on est aussi passionnés qu’eux.

Le libraire David Raiffé évoque son travail

J’ai intégré le rayon Beaux-arts il y a maintenant 9 ans. L’îlot existe depuis 3 ans. La difficulté était d’organiser des domaines éclectiques et de trouver un équilibre entre les livres spécialisés et/ou singuliers et les livres destinés à ce que l’on appelle le « grand public ». L’idée consistait d’une part à développer le rayon graphisme, d’autre part à l’intégrer à des univers proches pour créer un espace représentant la création graphique contemporaine sous ses diverses formes (illustration, BD, tatouage, Street Art, Art Paper…).

Dans ce rayon les libraires sont polyvalents. Je me suis toutefois au fil du temps approprié ce secteur qui m’intéressait et que je voulais étoffer. Il demandait et demande encore aujourd’hui une attention particulière. En effet, beaucoup d’ouvrages sont des imports publiés par des éditeurs qui ne présentent généralement par leurs nouveautés à la librairie. Il existe quelques distributeurs d’imports, mais leurs représentants ne peuvent nous visiter que 2 ou 3 fois dans l’année. J’effectue donc un travail régulier de veille et de recherche, en visitant des sites d’éditeurs, des blogs, en faisant des recherches par thématiques, pour trouver des livres qui me plaisent ou qui me semblent intéressants. Il s’agit ensuite de trouver le distributeur qui pourrait nous fournir l’ouvrage et s’il n’y en a aucun, de contacter l’éditeur pour travailler directement avec lui. Je suis également très à l’écoute des clients. Je visite beaucoup les librairies quand je vais à l’étranger. C’est un travail passionnant que j’effectue également pour les autres rayons dont je m’occupe : Architecture/Design, Décoration, Photographie, Mode, Cinéma. Je fais toutefois attention à ce que je commande : je dispose parfois de peu de visuels et les retours sur ces ouvrages ne sont pas possibles.

Concernant la partie BD « indé », ce travail pour constituer un fonds original a été entrepris depuis 4-5 ans par Sarah Vuillermoz (fonds original d’éditeurs indépendants, imports, fanzines, organisation d’expositions).

4 Commentaires

  1. Cachou

    (hey, tu caches bien ton jeu toi avec ce second blog!)
    J’adore l’ilôt des graphic novels, de quoi passer des heures devant. Par contre, je regrette encore et toujours le prix prohibitif pour mon portefeuille de ces petites merveilles :-(.

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    • Nicolas

      Très content de te retrouver ici Cachou ! 🙂
      C’est un nouveau blog, je l’ai débuté debut octobre.
      Et sinon oui, le plus frustrant avec cet espace (où j’ai l’occasion d’aller assez souvent) c’est qu’il y a trop de belles choses et qu’il faut un budget… C’est pour ça que j’aimerais bien trouver l’équivalent en bibliothèque !

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  2. Cachou

    Mon collègue étant dessinateur de BD, on est en train de tenter d’opérer une petite conversion des lecteurs qui rejetaient en masse la chose et d’acheter ce type de nouveautés et d’autres œuvres à la mode qui claquent, ça marche. On a de plus en plus de BD qui partent et, si ça continue, on allouera un budget plus important à la chose. Bon, on sera loin d’avoir tout ça parce qu’on reste une toute petite bibli mais j’adore cette douce conversion qui est en train de s’opérer. Encore tantôt, en présentant une BD sur la guerre 14-18 de toute beauté mais au graphisme inhabituel (aka: « Fritz Haber » de David Vandermeulen, qui me tente même moi alors que bon, les histoires de guerre et moi…), on a eu des réactions enthousiastes de la part de personnes qui disaient encore « jamais moi » il y a un an. D’où la nécessité de créer de tels espaces en bibli en ne tenant pas compte de ce qu’on considère être la demande, parce que la demande en BD, c’est comme la demande en SF: à part ceux qui ont déjà goûté à la chose, beaucoup de lecteurs ont d’énormes préjugés envers elle.

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  3. Nicolas

    Félicitation pour la conversion de tes lecteurs à la bd, sœur Cachou !

    Je suis d’accord avec toi sur le fait qu’il faut se méfier de la notion de demande, des idées préconçues sur les goûts des usagers, et plus généralement des catégories et des frontières établies. C’est justement un point qui m’a intéressé dans la démarche des libraires de Mollat : non seulement l’éclectisme des documents proposés mais le fait qu’ils n’ont pas voulu cibler un public en particulier…

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